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VD 09.07.2021
harcèlement sexuel
licenciement discriminatoire

sujet

Congé de rétorsion (art. 10 LEg) suite à une plainte pour harcèlement sexuel formulée de bonne foi. Harcèlement non prouvé

LEg

art 4, art 5, art 10

procédure

21.12.2018 Échec de la tentative de conciliation, autorisation de procéder 22.04.2020 Jugement du Tribunal civil de l’arrondissement de la Côte 09.07.2021 Arrêt de la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal vaudois (HC/2021/522)

résumé

Une salariée se plaint auprès de son employeuse du comportement agressif d’un supérieur hiérarchique et invoque une violation de la LEg. L’enquête interne ne permet pas d’établir les faits reprochés. La salariée dépose une requête de conciliation et est licenciée durant la procédure. Elle agit en justice afin d’obtenir une indemnité pour harcèlement sexuel (art. 5 al. 3 LEg) ainsi que l’annulation de son licenciement (art. 10 LEg). Après avoir trouvé un nouvel emploi, elle modifie ses conclusions et demande une indemnité pour licenciement abusif en lieu et place de sa réintégration (art. 10 al. 4 LEg). Le tribunal de première instance considère que le harcèlement sexuel n’est pas prouvé et qu’il convient par conséquent d’écarter aussi bien l’indemnité fondée sur l’art. 5 al. 3 LEg que celle basée sur l’art. 10 al. 4 LEg. La Cour d’appel confirme le jugement de première instance concernant l’inexistence d’un harcèlement sexuel. En revanche, elle considère que les conditions du congé-représailles (art. 10 LEg) sont réunies et condamne la société employeuse au versement d’une indemnité correspondant à deux mois de salaire, soit CHF 11’800.- avec intérêts. La salariée doit quant à elle verser à son employeuse CHF 2’300.- à titre de dépens de première instance et CHF 1’000.- à titre de dépens de deuxième instance.

en fait

Depuis 2014, Mme T. travaille pour la société X., reprise en 2017 par la société E. En 2018, il est convenu que T. assumera auprès de E. la fonction de « Business Development Manager ». T. doit notamment suivre les instructions de W.

Le comportement de W. à l’égard de ses subordonnées n’est pas toujours adéquat. Lorsqu’il est contrarié, il lui arrive d’hausser le ton et de s’adresser avec virulence à ses collaboratrices, dont T. Un jour, W. tape avec son doigt sur la tête de cette dernière en lui disant « je veux sortir tout ton savoir de cette tête ».

Le personnel se plaint de l’attitude de W. et de la mauvaise ambiance de travail, de sorte que la société employeuse organise en février 2018 une séance de coaching avec un consultant externe.

Le 1er mai 2018, une altercation verbale survient néanmoins entre W. et T. dans l’espace de travail ouvert (open space) au sujet de la façon dont les tâches doivent être exécutées. Trois jours après cette vive dispute, T. adresse un courriel au Help Desk « Ethics & Compliance » de la société E. pour se plaindre et demander qu’une solution soit trouvée concernant W.

Par lettre recommandée du 28 mai 2018, intitulée « Interne GIG – Beschwerde » (plainte interne LEg), T. signale à son employeuse avoir été agressée verbalement et physiquement par W. sur le lieu de travail le 1er mai 2018. Elle invoque une atteinte à sa personnalité et demande que des mesures appropriées soient prises et que des garanties lui soient données concernant le comportement de W. à l’avenir. A défaut, elle sera dans l’impossibilité de reprendre le travail. Le courrier se réfère notamment aux art. 3 et 4 LEg.

Le 13 juin 2018, l’employeuse informe la salariée que, suite au signalement de l’incident survenu le 1er mai 2018, une enquête interne a été menée sur la base de l’art. 328 CO. W. a nié les faits qui lui sont reprochés. Au demeurant, aucun témoin n’a confirmé la version présentée par T. L’enquête est dès lors close et aucune sanction ne sera infligée à W. L’entreprise se tient cependant à disposition de T. pour discuter de mesures générales propres à améliorer la répartition des tâches et l’organisation du travail.

Le 20 juillet 2018, T. dépose plainte pénale contre W. Par ordonnance du 14 novembre 2018, le Procureur du Ministère public de l’arrondissement de La Côte refuse d’entrer en matière. En effet, W. a formellement contesté avoir saisi T. par les épaules et l’avoir secouée. Les déclarations du supérieur hiérarchique sont corroborées par celles d’un témoin. Ainsi, l’instruction n’a pas permis d’établir la réalité des faits allégués.

Sur le plan civil, T. dépose une requête de conciliation le 8 novembre 2018. Suite à l’échec de la tentative de conciliation avec E., une autorisation de procéder est délivrée le 21 décembre 2018. Le document s’intitule « Demande d’indemnité pour harcèlement sexuel au sens de l’art. 5 al. 3 LEg ».

Durant la procédure de conciliation, le 14 décembre 2018, la société E. résilie le contrat de travail qui la lie à T. avec effet au 31 mars 2019. Le 27 décembre 2018, avant la fin du délai de congé, T. s’oppose à son licenciement qu’elle qualifie d’abusif. T. estime que son congé est lié à sa plainte interne pour harcèlement sexuel ainsi qu’à sa requête de conciliation. Elle offre ses services à E., en vain. Alors que T. souhaite dans un premier temps obtenir l’annulation de son licenciement sur la base de l’art. 10 LEg, elle se ravise après avoir trouvé un nouvel emploi et demande à la place une indemnité monétaire pour congé abusif (art. 10 al. 4 LEg).

Saisi d’une demande de T. contre E. tendant, notamment, au versement d’une indemnité pour harcèlement sexuel (art. 5 al. 3 LEg) et d’une indemnité pour licenciement abusif (art. 10 al. 4 LEg), le Tribunal civil de l’arrondissement de la Côte déboute la travailleuse de toutes ses conclusions. Dans un jugement du 22 avril 2020, le Tribunal considère en effet qu’une mauvaise ambiance de travail ou des disputes entre collègues ne sont pas constitutives de harcèlement sexuel (art. 4 LEg), de sorte qu’une indemnité pour ce motif (art. 5 al. 3 LEg) n’est pas fondée. Vu l’inexistence d’un harcèlement sexuel, les prétentions liées à un congé représailles (art. 10 LEg) doivent aussi être rejetées.

Le 5 novembre 2020, T. interjette appel contre ce jugement. Elle conclut à sa réforme en ce sens que la société soit condamnée à lui verser CHF 39’012.- à titre d’indemnité pour harcèlement sexuel (art. 5 al. 3 LEg) ainsi que CHF 35’280.- (six mois de salaire) à titre d’indemnité pour licenciement abusif (art. 10 al. 4 LEg), notamment.

en droit

La demande déposée au Tribunal de première instance n’avait pas à se fonder sur l’autorisation de procéder dès lors que l’étape de la conciliation est facultative (art. 199 al. 2 let. c CPC) et que la salariée indiquait y renoncer (c. 1.2.2). L’appel est recevable (c. 1.2.3).

Il incombe aux parties d’apporter les éléments factuels et probatoires dont elles se prévalent même lorsque, comme en l’espèce, la maxime inquisitoire sociale s’applique (art. 247 al. 2 CPC). Sous l’empire de cette maxime, toutefois, les juges peuvent « retenir des faits qui n’ont pas été allégués mais qui ressortent de l’administration des preuves » (c. 4.2).

La salariée reproche notamment au Tribunal de première instance de ne pas avoir tenu compte des témoignages de ses médecins au motif que ceux-ci n’auraient fait aucune constatation personnelle et auraient uniquement rapporté ses propos. Selon la Cour d’appel, un harcèlement sexuel peut être prouvé grâce aux déclarations de témoins indirects lorsque les témoins directs font défaut. Tel n’était pas le cas en l’espèce, les faits litigieux s’étant déroulés dans l’open space, devant plusieurs témoins entendus par le Tribunal. Ainsi, les premiers juges pouvaient à bon droit s’en tenir aux nombreux témoignages des personnes qui avaient pu avoir une perception directe des événements (c. 4.3.2).

Après avoir rappelé la définition du harcèlement sexuel au sens de l’art. 4 LEg (c. 5.2.1), la Cour d’appel considère que le Tribunal de première instance a eu raison de nier l’existence d’une discrimination interdite par cette loi.

En effet, si l’attitude de W. lors de l’incident du 1er mai 2018 « apparaît effectivement exagérée, elle ne revêt aucun caractère sexuel et, partant ne relève pas de la LEg. Il n’a pas été établi que le style de management de W. était différent pour les hommes par rapport aux femmes. […] Manifestement, l’hostilité de W. ne visait pas uniquement les femmes, mais certaines collaboratrices et pas d’autres ; au moins deux d’entre elles étaient considérées comme favorisées. Le ton et le comportement reprochés à W. à l’égard de l’appelante ne relèvent dès lors pas de la LEg, faute d’être connotés sexuellement ni d’avoir pour effet de discriminer les femmes par rapport aux hommes. S’agissant de l’épisode au cours duquel W. a tapé avec son doigt sur la tête de l’appelante en lui disant “je veux sortir tout ton savoir de cette tête “, il ne s’agit pas non plus d’un comportement à caractère sexuel contraire à la LEg. Tout contact physique entre un homme et une femme dans les rapports de travail ne constitue pas du harcèlement sexuel, aussi longtemps qu’il ne comporte pas de sous-entendus à caractère sexuel ou ne vise pas à discriminer les femmes par rapport aux hommes. En l’occurrence, le geste litigieux, bref et peu invasif, n’apparaît pas adéquat, mais pas non plus importun. Il n’est pas connoté sexuellement, puisqu’il marquait la volonté de W. d’extraire tout le savoir contenu dans la tête de l’appelante.  Enfin, le fait que W. ait une fois mis la main sur l’épaule de l’appelante pour lui dire encore quelque chose alors qu’il marchait derrière elle, selon ce qui a été rapporté par le témoin X., ne peut à nouveau pas être considéré comme du harcèlement sexuel. D’une part, ce geste n’a été vu qu’à une seule reprise. D’autre part, il est admissible qu’une personne, qui se trouve en train de marcher derrière une autre, l’interpelle par une main posée sur l’épaule pour lui signifier sa volonté de lui parler. A nouveau, on ne perçoit aucune connotation sexuelle à un tel geste isolé, qui n’apparaît pas importun ni invasif. Compte tenu de ce qui précède, les premiers juges ont à bon droit écarté toute application des art. 4 et 5 LEg. Le rejet de la prétention en paiement d’une indemnité pour harcèlement sexuel doit être confirmé » (c. 5.3.1).

Le harcèlement sexuel n’ayant pas été prouvé, les premiers juges ont (trop) rapidement écarté la prétention visant une indemnité pour congé-représailles (art. 10 al. 4 LEg) (c. 6.1).

La Cour rappelle que l’art. 10 LEg protège contre les licenciements prononcés parce qu’une personne employée a fait valoir une discrimination en raison du sexe. « Peu importe que la réclamation soit ou non justifiée, il suffit que le travailleur émette de bonne foi sa prétention » (c. 6.2).

En l’espèce, la salariée s’est plainte auprès de son employeuse d’une agression physique et verbale de la part d’un supérieur hiérarchique. Elle a indiqué se sentir atteinte dans sa personnalité et s’est référée aux art. 3 et 4 LEg. La travailleuse pouvait de bonne foi juger l’attitude de son chef contraire à cette loi, peu importe qu’elle ne le fût pas réellement. On rappellera que la bonne foi est présumée. Or, aucun élément du dossier ne permet de retenir que l’employée se serait plainte pour se protéger en cas de résiliation du contrat de travail (c. 6.3).

En outre, le congé a été notifié durant la procédure de conciliation, à savoir pendant une période de protection (art. 10 al. 2 LEg). Le licenciement est dès lors présumé abusif. La société employeuse n’ayant pas apporté la preuve d’un motif justifié de résiliation (art. 10 al. 1 LEg), le licenciement doit être considéré comme un congé-représailles contraire à l’art. 10 LEg (c. 6.3).

La salariée demande à ce titre une indemnité correspondant à six mois de salaire. « Compte tenu de la durée des rapports de travail, à savoir un peu moins de six ans, et des effets économiques du licenciement – l’appelante a retrouvé rapidement du travail, soit même avant l’échéance ordinaire du congé –, il convient de fixer l’indemnité à deux mois de salaire », équivalent à un montant de CHF 11’800.-, avec intérêts (c. 6.3).

En définitive, l’appel est partiellement admis et le jugement réformé (c. 8).

Il n’est pas perçu de frais judiciaires (art. 114 let. a et c CPC) (c. 8.2.3).

S’agissant des dépens, la Cour d’appel relève que les prétentions de la salariée relatives au harcèlement sexuel ont été rejetées. En revanche, cette dernière a obtenu gain sur le principe de l’indemnité pour congé-représailles (art. 10 LEg). Elle perd certes sur la quotité de cette indemnité mais le tribunal dispose d’un large pouvoir d’appréciation en la matière. Selon la Cour d’appel, il apparaît équitable de faire supporter à la salariée deux tiers des frais, à savoir CHF 2’300.- à titre de dépens de première instance et CHF 1’000.- à titre de dépens de deuxième instance (c. 8.2.3).

Résumé par Mme Karine Lempen, Professeure à la Faculté de droit de l’Université de Genève
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