Divulgation de l’orientation sexuelle d’un employé (outing). Indemnité pour harcèlement sexuel. Licenciement non abusif.
art 4, art 5
08.05.2018 Echec de la tentative de conciliation, autorisation de procéder 16.05.2019 Jugement du Tribunal des prud’hommes de l’arrondissement de Lausanne 05.05.2020 Arrêt de la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal vaudois
L’employé d’un tea-room s’énerve suite à la divulgation de son orientation sexuelle par sa supérieure hiérarchique sur le lieu de travail. Il traite cette dernière de « conne » en présence d’un collègue. Le lendemain, il est licencié. Alléguant un harcèlement sexuel et un licenciement abusif, le travailleur agi en justice.
Le Tribunal des prud’hommes lui donne raison sur les deux aspects. En effet, selon le jugement de première instance, une remarque sur l’orientation sexuelle formulée sur un ton ironique dans un lieu public entre dans la notion de harcèlement sexuel (art. 4 LEg). L’employeuse n’ayant pas adopté les mesures de prévention requises, elle doit verser une indemnité pour harcèlement sexuel équivalent à un mois de salaire médian suisse (art. 5 al. 3 LEg). Au sujet du licenciement, le Tribunal considère qu’en se séparant d’un collaborateur atteint dans sa personnalité au lieu de prendre d’autres mesures susceptibles de désamorcer le conflit, l’employeuse a violé son devoir de protection de la personnalité (art. 328 CO) et doit une indemnité pour licenciement abusif (art. 336a CO), en sus de celle pour harcèlement sexuel.
La Cour d’appel confirme le jugement de première instance sur la question du harcèlement. En revanche, elle estime qu’on ne saurait qualifier d’abusif le licenciement notifié à un employé qui a publiquement traité sa cheffe de « conne ». La Cour souligne le caractère pénalement répréhensible de cette insulte ainsi que sa nature sexiste susceptible, à l’instar du commentaire sur l’orientation sexuelle, d’entrer dans le champ d’application de l’art. 4 LEg. Par conséquent, seule une indemnité pour harcèlement sexuel est due au travailleur licencié.
En automne 2015, T. est engagé par la société X. comme vendeur-serveur dans deux tea-rooms à Crissier et Epalinges.
En mai 2016, T. reçoit un « 1er et dernier avertissement » suite à une absence injustifiée. Lors la discussion relative à cet avertissement, T. se voit reprocher son attitude peu fiable et un « manque d’exigence concernant l’hygiène et la propreté lors de la fermeture ».
Le 27 juin 2017, dans les locaux du tea-room de Crissier, aux alentours de midi, un collègue de T. lui montre la photo d’une jeune femme sur son téléphone. T. commente : « Ah ! Magnifique ». Sa supérieure hiérarchique, qui se trouvait à proximité, s’exclame alors : « Ah tiens, c’est bizarre. Tu t’en fous, tu n’aimes pas les femmes ». Enervé, T. traite de « conne » sa cheffe, qui lui ordonne de rentrer chez lui immédiatement.
Le lendemain, les responsables hiérarchiques de T. lui notifient son licenciement avec effet au 31 août 2017 et le libèrent de son obligation de travailler durant le délai de congé. La résiliation est motivée par le fait que T. a insulté sa supérieure hiérarchique, alors qu’il avait reçu un avertissement au préalable.
La cheffe de T. est aussi sanctionnée en raison de l’incident survenu le 27 juin 2017. Eu égard à son ancienneté et à l’absence d’antécédents, seul un avertissement lui est notifié.
Par courrier du 24 août 2017, T. « forme opposition à la résiliation » de son contrat de travail. Suite à l’échec de la tentative de conciliation, T., qui estime avoir été victime de harcèlement sexuel au travail puis licencié de façon abusive, saisit le Tribunal des prud’hommes en septembre 2018.
Par un jugement du 16 mai 2019, le Tribunal des prud’hommes alloue à T. un montant correspondant à un mois de salaire médian suisse à titre d’indemnité pour harcèlement sexuel (art. 328 CO et 5 al. 3 LEg). En outre, le Tribunal considère qu’en ne tenant pas compte de l’atteinte à la personnalité subie par T. et en préférant le licencier plutôt que de trouver une autre solution au conflit, la société employeuse a failli à son devoir de protéger la personnalité de son employé (art. 328 CO), de sorte que le licenciement doit être considéré comme abusif (art. 336 CO). En définitive, le Tribunal condamne l’employeuse à verser à T. CHF 8’589.- avec intérêts. A cette somme s’ajoutent CHF 3’500.- à titre de dépens. La société employeuse forme appel contre ce jugement.
Dans son arrêt du 6 mai 2020, la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal examine tout d’abord la question de savoir si le fait de sous-entendre qu’un collaborateur est homosexuel, de manière ironique, constitue un harcèlement sexuel au sens de l’art. 4 LEg (cf. c. 4.1-4.3).
La Cour se réfère à un ATF 126 III 395 précisant que l’art. 4 LEg interdit les comportements susceptibles de rendre un environnement de travail hostile, comme par exemple les plaisanteries déplacées. Dans le cas d’espèce, le fait pour un directeur d’avoir demandé à une employée si elle était lesbienne avait été retenu au titre de harcèlement sexuel. Il résulte de la jurisprudence et de la doctrine que l’intention de la personne qui harcèle n’est pas déterminante. Il convient bien plutôt d’examiner la façon dont la parole ou le geste est vécu. La Cour relève qu’il « suffit d’un seul acte à connotation sexuelle pour tomber sous le coup de l’art. 4 LEg » (c. 4.2).
En l’espèce, il est établi que la supérieure hiérarchique de T. a émis, sur le lieu de travail, un commentaire sur les préférences sexuelles de ce dernier. Suite à cet échange, T. a traité sa cheffe de « conne ». La société employeuse se prévaut d’une ambiance de travail « bon enfant » où « le fait de dire à un collègue que l’on pense qu’il n’aime pas les femmes, sans procéder à un jugement de valeur particulier, ne saurait être considéré comme constitutif d’une infraction à la LEg » (c. 4.3).
La Cour écarte l’argument de l’atmosphère sur le lieu travail, dont la prise en considération signifierait que plus un contexte est discriminatoire, moins il sera possible d’y faire valoir ses droits (c. 4.2). Le fait qu’il s’agisse d’une unique « plaisanterie un peu lourde, sans qu’une volonté de rabaisser ne soit établie » n’est pas davantage jugé pertinent (c. 4.3).
En effet, « la référence aux préférences sexuelles de l’employé était de nature, pour une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances, d’être ressentie comme importune ou embarrassante, quand bien même elle aurait été émise sur le ton de la plaisanterie. Les préférences sexuelles d’une personne font partie de ses droits de la personnalité, que l’intéressé peut souhaiter ne pas voir divulguer, encore moins sur le ton de l’ironie, dans un lieu public » (c. 4.3).
Ainsi, la Cour d’appel admet le caractère harcelant du commentaire adressé à T., non sans suggérer que celui-ci a également eu une attitude harcelante à l’égard de sa supérieure hiérarchique qu’il a traitée de « conne », terme « fondé sur l’appartenance sexuelle » au sens de l’art. 4 LEg (c. 4.3 in fine).
Après avoir rappelé la teneur de l’art. 5 al. 3 LEg, le Tribunal cantonal explique que le devoir de diligence incombant à la partie employeuse comporte « deux aspects : d’une part, de façon générale, une obligation de prévenir la survenance du harcèlement sexuel sur le lieu de travail et, d’autre part, face à une situation concrète, l’obligation d’y remédier ». En l’espèce, l’employeuse n’a pas réussi à prouver avoir pris les mesures nécessaires pour prévenir le harcèlement et y mettre fin (c. 4.4).
En effet, la société avait certes produit un document de la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie intitulé « prévention et gestion des conflits internes » et donnant la possibilité de s’adresser « à une personne de confiance et totalement neutre », mais l’instruction n’avait pas permis d’établir que le personnel en avait connaissance. « Quant à l’indication – que l’un des responsables donnait aux collaborateurs dont il avait la charge – d’une prise de contact avec un supérieur, elle n’était pas conforme à la procédure indépendante censée être prévue par l’employeur et ne vaut manifestement pas procédure de prévention » (c. 3.3).
Pour ce qui est de l’indemnité pour harcèlement sexuel fondée sur l’art. 5 al. 3 LEg, l’arrêt explique qu’elle doit être fixée sur la base du « salaire moyen suisse, soit le salaire médian suisse ». En l’espèce, la société employeuse n’explique pas en quoi le Tribunal de première instance aurait outrepassé son pouvoir d’appréciation en fixant l’indemnité à un mois de salaire médian, « même si les propos tenus se situent tout en bas de l’échelle des violations à la LEg et constituent un acte unique ». Dès lors, le grief tiré d’une mauvaise application des art. 4 et 5 al. 3 LEg est mal fondé et doit être rejeté (c. 4.5).
L’arrêt examine ensuite le caractère abusif du licenciement signifié à T. La Cour retient que ce dernier s’est valablement opposé à son congé conformément à l’art. 336b al. 1 CO (c. 5.2-5.3). Elle rappelle que la liste des cas de résiliation abusive figurant à l’art. 336 CO n’est pas exhaustive. Un licenciement peut aussi être abusif parce qu’il a été donné en violation du devoir de protection ancré à l’art. 328 CO (c. 5.4.1).
Les premiers juges ont estimé que tel était le cas en l’espèce. En effet, le Tribunal de première instance a considéré qu’en licenciant le collaborateur atteint dans sa personnalité (en raison de la divulgation de son orientation sexuelle), au lieu de prendre d’autres mesures pour apaiser la situation, la société employeuse avait agi de façon abusive, en violation de son devoir de protection (art. 328 CO) (c. 5.4.2).
La Cour d’appel ne partage pas cette analyse. En effet, si le commentaire sur l’orientation sexuelle du collaborateur est inadmissible et constitutif d’une violation de la LEg, l’insulte proférée par ce dernier est pénalement répréhensible et pourrait justifier un licenciement avec effet immédiat. « Devant un employé qui traite sa supérieure de “conne” dans un lieu public en plein service de midi, fût-ce en réaction à des propos contraires à la LEg, on ne saurait exiger de l’employeur qu’il prenne préalablement des mesures spécifiques pour désamorcer le conflit avant d’envisager un licenciement ». Dès lors, c’est à tort que l’instance précédente a retenu le caractère abusif du congé (c. 5.4.2).
Par conséquent, l’appel est partiellement admis. La société employeuse doit verser à T. une indemnité pour harcèlement sexuel équivalent à un mois du salaire médian suisse (à savoir CHF 6’502.– avec intérêts) ainsi que des dépens réduits (CHF 2’500.–).