Preuve d’un harcèlement sexuel commis par un chef, principalement durant le temps libre, par courriels ou SMS. Prise en compte des témoignages indirects des proches et du corps médical.
art 4, art 5
01.03.2018Jugement du Tribunal civil de l’arrondissement de La Broye et du Nord vaudois 29.08.2018Arrêt du Tribunal cantonal vaudois, Cour d’appel civile (JS16.024672-180560 482) 29.08.2019Arrêt du Tribunal fédéral, 1re Cour de droit civil (4A_544/2018)
Une salariée refuse les avances de son directeur. Le supérieur hiérarchique insiste et tente à plusieurs reprises de contacter sa subordonnée par téléphone le soir et la nuit. Alors que l’employée se trouve en période d’incapacité de travail, son chef lui envoie différents messages, qui restent sans réponse. Le directeur annonce des représailles et passe aux actes.
La travailleuse démissionne puis saisit les tribunaux. Les juges de première et deuxième instance reconnaissent l’existence d’un harcèlement sexuel au sens de l’art. 4 LEg. Parmi les indices pris en considération, figurent notamment les SMS et courriels échangés entre les deux protagonistes, les témoignages d’amies auxquelles la salariée s’était confiée et les rapports rédigés par différents médecins.
La société employeuse est condamnée au versement d’une indemnité pour harcèlement sexuel correspondant à près de quatre mois du salaire médian suisse (alors que l’art. 5 al. 3 LEg prévoit le salaire moyen suisse comme base de calcul).
L’employeuse recourt en vain au Tribunal fédéral contre cette décision.
Depuis 2007, T. travaille comme dessinatrice pour une petite entreprise familiale, la Sàrl E., active notamment dans la construction et le vente d’immeubles. A l’exception de la secrétaire et de T., la société emploie uniquement des hommes.
Le directeur, H., met un point d’honneur à aider les membres de son personnel éprouvant des difficultés financières. Ainsi, courant 2013, H. accorde à T. un prêt de CHF 16’500.- En vue du remboursement, CHF 300.- sont retenus chaque mois sur le salaire de T. dès le mois d’août 2013.
En 2013 et 2014, H. et T. déjeunent ensemble au moins une fois par semaine, parfois accompagnés de leurs fils respectifs. Il leur arrive de prendre l’apéritif au restaurant d’une piscine ou de boire un café le samedi matin en compagnie d’autres membres du personnel.
Dès le mois de mars 2014, les rapports entre H. et T. se compliquent. Entre août et décembre 2014, T. consulte une réflexologue. L’attestation établie par cette dernière relève que T. a eu besoin d’un soutien en lien avec les « agissements persécutants d’un collègue de travail ».
Le soir du 8 janvier 2015, T. et H. échangent divers SMS. La salariée explique à son directeur qu’elle ne ressent aucune attirance à son égard et qu’elle ne veut pas avoir de liaison avec lui.
Dès le 15 janvier et jusqu’à la fin des rapports de travail en septembre 2015, T. se trouve en incapacité totale de travailler pour cause de maladie.
Durant cette période d’incapacité, H. tente plusieurs fois de joindre T. par téléphone, le soir et la nuit. Il lui envoie aussi divers courriels. L’un d’entre eux, intitulé « J’espère », s’accompagne d’un document sur lequel figure la phrase : « Si tu ne peux pas être le crayon qui écrit le bonheur ; soit la gomme qui efface la tristesse ».
Le 12 avril 2015, n’ayant obtenu aucune réponse à ces messages, H. écrit : « Salut T., dommage les hostilités vont vraiment débuter ». Cinq jours plus tard, la société dénonce le contrat de prêt consenti à l’employée en 2013.
En juillet 2015, la salariée met fin aux rapports de travail avec effet au 30 septembre 2015.
Suite à cette démission, H. tente encore vainement d’atteindre T. sur son téléphone portable à trois reprises, dont deux au milieu de la nuit. Il finit par lui envoyer une boîte vide de chocolats « merci ».
La tentative de conciliation ayant échoué, T. saisit le Tribunal civil de l’arrondissement de la Broye et du Nord vaudois en mai 2016. La salariée allègue avoir été harcelée sexuellement par son directeur. Afin de réparer l’atteinte causée par ce comportement, elle conclut à ce que la société employeuse soit condamnée à lui verser CHF 24’756.-.
Dans un jugement du 1er mars 2018, le Tribunal de première instance reconnaît l’existence d’un harcèlement sexuel au sens des art. 328 CO et 4 LEg. Les juges estiment que les comportements avérés justifient de condamner l’employeuse à une indemnité correspondant à quatre mois du salaire médian suisse en 2014, à savoir un montant légèrement supérieur à celui demandé par la salariée. La somme requise de CHF 24’756.- lui est par conséquent allouée.
La société employeuse fait appel au Tribunal cantonal. Dans un arrêt du 29 août 2018, la Cour d’appel civile rappelle que le degré de preuve requis en matière de harcèlement sexuel est celui de la « haute vraisemblance » (c. 3.3.) et que son existence peut être retenue sur la base de témoignages indirects (c. 3.4). Selon la Cour, rien ne justifie de s’écarter de l’appréciation des preuves effectuée par les premiers juges (c. 6). Le Tribunal cantonal confirme le jugement de première instance et rejette l’appel.
L’employeuse recourt au Tribunal fédéral.
Le Tribunal fédéral commence par rappeler le devoir de protection de la partie employeuse en matière de harcèlement sexuel (art. 328 CO) et la définition de ce phénomène (art. 4 LEg), incluant les actes propres à créer un climat hostile (p. ex. les plaisanteries déplacées). Le Tribunal souligne que « le harcèlement sexuel sur le lieu de travail n’est pas forcément en rapport avec la sexualité » (c. 3.1, avec les réf.).
Les premiers juges ont retenu l’existence d’un harcèlement sexuel sur base de « quatre groupes de preuves » (c. 3.2.) :
1. Les SMS échangés entre le directeur et la salariée le soir du 8 janvier 2015.
2. Les messages et tentatives d’appel du directeur pendant la période où la salariée était en incapacité de travail.
3. Les témoignages indirects des amies de l’employée et, dans une moindre mesure (vu le lien de parenté), de son frère.
4. Les témoignages indirects des médecins et professionnels de la santé.
La société employeuse estime que les faits auraient été constatés en violation de l’art. 172 let. c CPC, en vertu duquel « le tribunal demande au témoin d’exposer les faits de la cause qu’il a constaté ». Le Tribunal fédéral n’entre pas en matière sur ce grief notamment en raison du fait que la recourante ne produit aucun extrait démontrant que les témoins auraient été influencés par la manière dont le tribunal a formulé ses questions (c. 4.2.).
En outre, l’employeuse se plaint de ce que les faits auraient été établis en violation de l’art. 8 CC. D’après elle, l’employée aurait dû prouver que les SMS du 8 janvier 2015 émanaient du directeur. Notre Haute Cour estime que « rien ne permet sérieusement de douter de la personne » qui a rédigé ces messages et écarte l’argument (c. 5.2).
Enfin, la recourante invoque une appréciation arbitraire des preuves (art. 9 Cst.). Selon elle, les messages adressés par le directeur ne présentaient aucun caractère sexuel (c. 7.1). D’après le Tribunal, « peu importe que les messages échangés n’aient aucune connotation sexuelle ». En effet, le « contexte dans lequel les échanges se sont inscrits » (refus ferme manifesté par la salariée, insistance du directeur à la contacter le soir et la nuit, même durant l’incapacité de travail et après sa démission, et annonce de représailles suivie de la dénonciation du contrat de prêt) s’avère « suffisamment parlant ». Ainsi, le comportement du directeur constitue « une forme caractérisée de harcèlement au sens de l’art. 4 LEg » (c. 7.2).
Le Tribunal conclut son considérant sur l’appréciation des preuves en indiquant que, dans le cas d’espèce, la prise en compte de témoignages indirects n’a « rien de critiquable ». En effet, contrairement aux allégations de la recourante, le rapport du psychiatre ne contenait aucun « diagnostique juridique » relatif à l’existence d’un harcèlement sexuel. « Tous les rapports médicaux vont dans un seul et même sens ». Ils « attestent des difficultés de l’employée sur son lieu de travail et des conséquences tant physiques que psychiques de cette situation » (c. 7.2).
Le recours est rejeté.
Les frais judiciaires, arrêtés à CHF 800.- (art. 65 al. 4 let. b LTF), sont mis à charge de la société employeuse.