Discrimination salariale non prouvée. Démission entraînant une suspension du droit aux indemnités de chômage.
art 3, art 5, art 6
4.03.2022 Jugement du Tribunal civil du Littoral et du Val-de-Travers 4.07.2022 Arrêt du Tribunal cantonal, Cour d’appel civile (CACIV.2022.34) 15.05.2023 Arrêt du Tribunal fédéral, 1re Cour de droit civil (4A_344/2022)
Au détour d’une conversation informelle, une employée apprend que son collègue masculin, moins diplômé, touche chaque mois CHF 658.- de plus qu’elle. L’employeuse, qui a obtenu à plusieurs reprises une certification en matière d’égalité salariale, réfute les accusations de discrimination salariale. L’employée démissionne et intente une action en paiement du salaire dû (art. 5 al. 1 let. d LEg). La discrimination est jugée vraisemblable (art. 6 LEg) par les instances cantonales mais l’employeuse parvient à prouver que l’écart salarial se justifie par des motifs objectifs. En particulier, le collègue masculin assumait d’autres tâches et disposait d’autres compétences, mieux valorisées sur le marché. Aucun des arguments avancés par la travailleuse dans son recours au Tribunal fédéral ne permet de retenir que les juges neuchâtelois auraient versé dans l’arbitraire. La salariée perd son procès et doit verser des dépens à son ancienne employeuse.
Active dans le domaine énergétique, l’entreprise E. a obtenu en 2019 le label d’égalité salariale entre femmes et hommes « Fair-ON-Pay ». La certification a été renouvelée en 2021, 2022 et 2023.
Mme T. travaille au service de E. depuis 2016 comme « spécialiste communication digitale » rattachée au service « Communication & Image ». Son collègue A., « spécialiste digital média », est le seul homme au sein de ce service.
Courant 2017, T. réalise lors d’une discussion informelle avec A. que ce dernier est colloqué dans une classe salaire supérieure à la sienne et gagne chaque mois CHF 658.- de plus.
En novembre 2017, T. signale cette différence à son supérieur hiérarchique direct puis sollicite les conseils du syndicat Unia, avec lequel l’entreprise a conclu une convention collective de travail. Un entretien a lieu avec le responsable des ressources humaines. L’employeuse réfute les accusations de discrimination salariale.
Début 2018, à la suite du refus de sa demande de réévaluation salariale, la travailleuse notifie sa démission sans avoir encore trouvé un autre emploi. Son droit aux indemnités de chômage est suspendu pour cette raison durant 31 jours.
Face à l’échec de la procédure de conciliation fin 2018, T. porte sa demande devant le Tribunal civil du Littoral et du Val-de-Travers. Elle conclut au paiement par E. de CHF 17’108.-, représentant la différence entre le salaire touché par son collègue A. et sa propre rémunération depuis son engagement (art. 5 al. 1 let. d LEg). Elle demande en sus CHF 6’000.-, à titre d’indemnité pour tort moral, et CHF 6’452.-, en remboursement de la retenue opérée par la caisse de chômage.
En mars 2022, le Tribunal civil rejette la demande au motif que la différence salariale entre les deux collègues reposait sur des motifs objectifs. En particulier, les activités exercées et les responsabilités assumées n’étaient pas les mêmes. Leurs formations et profils étaient aussi différents.
Quatre mois plus tard, le Tribunal cantonal rejette l’appel formé par la travailleuse. Au bénéfice d’une formation supérieure (master) à celle (bachelor) de son collègue masculin pourtant mieux payé, l’employée avait rendu la discrimination alléguée vraisemblable (art. 6 LEg). Toutefois, l’employeuse avait apporté la preuve du contraire. En effet, la différence salariale « résultait des tâches différentes qui leur étaient confiées et de la différence de valeur que le marché leur conférait, indépendamment du niveau des diplômes obtenus » (arrêt du TF, c. 4).
La travailleuse recourt au Tribunal fédéral.
Le Tribunal fédéral relève que litige dont il est saisi porte essentiellement sur la preuve d’une discrimination salariale liée au genre prohibée par les art. 8 al. 3 Cst. et 3 LEg. L’action en paiement du salaire dû prévue à l’art. 5 al. 1 let. d LEg permet d’y remédier (c. 3.1).
Selon l’art. 6 LEg, l’existence d’une discrimination est présumée pour autant que la personne qui s’en prévaut la rende vraisemblable. Le Tribunal fédéral explique que cette disposition fait référence à « deux institutions indépendantes l’une de l’autre : la présomption de fait et le degré de preuve ».
« S’agissant du degré de preuve, la discrimination doit être rendue simplement vraisemblable (question de droit fédéral en lien avec l’art. 6 LEg). Il s’agit d’un assouplissement de la preuve par rapport à la certitude découlant du principe général de l’art. 8 CC. (…) Le juge utilise la présomption de fait, en ce sens qu’il déduit d’indices objectifs (fait prémisses) le fait de la discrimination (fait présumé ; question de fait), au degré de la simple vraisemblance (…) » (c. 3.2, italiques ajoutés).
« Lorsqu’une discrimination liée au sexe est ainsi présumée au degré de la vraisemblance, il appartient à l’employeur d’apporter la preuve stricte du contraire (…). Le fardeau de la preuve est donc renversé. Si l’employeur échoue à apporter la preuve stricte qu’il n’existe pas de différence de traitement ou, si celle-ci existe, qu’elle repose sur des facteurs objectifs, l’existence d’une discrimination salariale doit être tenue pour établie (…) » (c. 3.2).
Selon le Tribunal fédéral, « pour décider si un salaire déterminé ou si la différence entre les salaires est discriminatoire, il faut, d’une part, tenir compte de questions relevant du fait, tels le montant du salaire ou le montant de la différence entre les salaires ainsi que l’existence de circonstances alléguées, comme la formation professionnelle, l’âge, etc. Il faut déterminer, d’autre part, si les critères d’appréciation ou de différenciation sont admissibles, ce qui est une question de droit (…) » (c. 3.3).
Après avoir exposé les motifs qui, selon une jurisprudence bien établie, sont propres à justifier une différence salariale (c. 3.3), le Tribunal fédéral se penche sur les griefs avancés par la recourante (c. 5). Rappelons que la discrimination avait été jugée vraisemblable avec pour conséquence un renversement du fardeau de la preuve conformément au mécanisme susmentionné (art. 6 LEg).
Tout d’abord, la travailleuse estime qu’il « appartenait à l’employeuse d’alléguer le motif de la différence salariale et de le démontrer. La cour cantonale s’en serait remise de sa propre initiative aux données de l’ESS [enquête suisse sur la structure de salaires], qu’aucune des parties n’aurait pourtant alléguées et produites. Ce faisant, elle aurait violé les art. 8 CC et 6 LEg » (c. 5). Selon le Tribunal fédéral, la référence faite d’office aux données de l’ESS n’était pas contraire au droit fédéral dans la mesure où ces données constituent des « faits notoires », qu’il utilise au demeurant souvent pour arrêter le revenu avec invalidité (c. 6).
Ensuite, la travailleuse « soutient que le marché ne valorise pas moins son profil par rapport à celui de son collègue masculin ». La cour cantonale est-elle tombée dans l’arbitraire en constatant que les compétences techniques du collègue A. étaient mieux rémunérées sur le marché de l’emploi que celles de la recourante ?
« Lors du rattachement aux catégories de l’ESS, la cour cantonale a estimé que les fonctions de la recourante et de son collègue relevaient du “Secteur 3 Services” et que la fonction de la première ressortissait à la branche “Information et communication”, rubrique “Services d’information”, alors que celle du second tombait sous le coup de la branche “Activités spécialisées, scientifiques et techniques”, rubrique “Recherche et développement scientifique” (….). Compte tenu de l’espace Mittelland dans lequel les postes occupés s’inscrivaient, le salaire mensuel brut médian était de 8’561 fr. dans les services d’information, contre 8’861 fr. pour les activités de développement scientifique » (c. 6).
La recourante critique cette classification pour divers motifs, que le Tribunal fédéral écarte les uns après les autres. En effet, « il ne suffit pas à la recourante d’expliquer qu’une autre appréciation pourrait se concevoir. Il lui faut démontrer que la cour cantonale a opéré des déductions totalement insoutenables sur la base des éléments à sa disposition ». Or, aucun des arguments formulés ne permet de retenir que les juges neuchâtelois auraient versé dans l’arbitraire (c. 6).
Enfin, la travailleuse reproche à la cour cantonale de ne pas avoir correctement apprécié l’ampleur de la différence salariale à l’aune du principe de proportionnalité. L’argumentation repose sur le fait que la différence entre les salaires mensuels médians de l’ESS pris comme référence s’élève à CHF 300.-, alors que le collègue masculin touchait concrètement CHF 658.- par mois de plus. Selon le Tribunal fédéral, « la recourante perd toutefois de vue que la différence de salaire entre son collègue et elle-même est liée au fait qu’ils n’exécutaient pas les mêmes tâches et n’avaient ni les mêmes profils ni les mêmes compétences. Vouloir dans ces conditions imposer à l’employeur de reproduire, au pourcentage près, les différences salariales ressortant des statistiques fédérales n’a aucun sens » (c. 7).
En définitive, la cour cantonale a rejeté à juste titre la prétention relative à la différence salariale. Les deux autres prétentions, en indemnisation du tort moral et en compensation de la suspension des indemnités de chômage, « sont manifestement dépourvues de fondement » (c. 8).
Le recours est rejeté. Les frais judicaires, fixés à CHF 1’000.- selon le tarif réduit applicable aux affaires concernant les « discriminations à raison du sexe » (art. 65 al. 4 let. b LTF), sont mis à charge de la travailleuse. Cette dernière doit verser à son ancienne employeuse CHF 1’500.- au titre de dépens (art. 68 al. 1 et 2 LTF).