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TF (GE) 6.6.2012, 19.6.2014 et 14.6.2016
licenciement discriminatoire

sujet

Droit de la fonction publique. Non-renouvellement. Discrimination dans l’évaluation des prestations de travail. Mesures provisionnelles. Réintégration. Indemnisation.

LEg

art 2, art 3, art 5, art 6, art 13

procédure

A) Sur la requête de mesures provisionnelles

27.7.2011 Arrêté du Conseil d’Etat (rejet de la demande) 30.8.2011 Arrêt de la Chambre administrative de la Cour de justice (ATA 537/2011) (rejet confirmé) 6.6.2012 Arrêt du Tribunal fédéral (8C_745/2011) (recours sans objet)

B) Sur la nature discriminatoire du non-renouvellement

7.3.2012 Arrêté du Conseil d’Etat (rejet du recours) 18.6.2013 Arrêt de la Chambre administrative de la Cour de justice (ATA/377/2013) (admission du recours) 19.6.2014 Arrêt du Tribunal fédéral (8C_587/2013) (irrecevabilité du recours)

C) Sur l’indemnisation suite à la non-réintégration

11.8.2015 Arrêt de la Chambre administrative de la Cour de justice (ATA/805/2015) (admission partielle de la demande) 14.6.2016 Arrêt du Tribunal fédéral (8C_703/2015) (rejet du recours)

résumé

Le contrat d’engagement d’une professeure HES n’est pas renouvelé au motif que ses prestations sont jugées insuffisantes. Madame T fait valoir une discrimination fondée sur le sexe. Selon elle,  le directeur de l’école aurait apprécié ses prestations avec une sévérité beaucoup plus grande que celle dont il avait fait preuve à l’égard de ses collègues, tous de sexe masculin. Madame T conclut, sur mesures provisionnelles, à pouvoir rester à son poste de travail pendant la durée de la procédure et, sur le fond, à ce que la nullité de la décision de non-renouvellement soit constatée.
En ce qui concerne la demande de réintégration provisoire, le Conseil d’Etat, puis la Chambre administrative de la Cour de justice rejettent cette requête, au motif que son acceptation reviendrait à accorder à la recourante le plein de ses conclusions sur le fond. Madame T recourt au Tribunal fédéral. L’affaire ayant été entre-temps tranchée sur le fond, le recours est déclaré sans objet.
Sur le fond, la Chambre administrative de la Cour de justice juge, contrairement au Conseil d’Etat, qu’une discrimination fondée sur le sexe a été rendue vraisemblable. Elle propose la réintégration de Madame T et ordonne à l’école, en cas de refus de procéder à cette réintégration, de lui transmettre sa décision pour qu’elle fixe une indemnité. La Haute école recourt au Tribunal fédéral. Le recours est jugé irrecevable, faute de qualité pour agir.
Suite à ce second arrêt du Tribunal fédéral, la Haute école informe la Cour de justice qu’elle refuse de procéder à la réintégration. Partant, Madame T demande le versement de CHF 813’341.- à titre, notamment, d’indemnité pour licenciement contraire au droit, de réparation du tort moral, de différence entre le salaire reçu et le salaire non discriminatoire ainsi que de gain manqué pour le futur. La Cour admet en partie ces prétentions et juge que l’indemnité due par l’école s’élève à CHF 131’083.-. Madame T conteste ce montant, qui ne couvre pas le salaire auquel elle aurait eu droit si elle était restée en fonction jusqu’à la retraite. Son recours au Tribunal fédéral est rejeté.

en fait

Madame T a été engagée dès le 1er décembre 2008 en qualité de professeure HES auprès de la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (HEPIA). Suite à cet engagement, la filière d’architecture comptait huit professeur-e-s HES, dont sept de sexe masculin.
Le contrat de Madame T faisait référence au règlement fixant le statut du corps enseignant HES du 10 octobre 2001 (RStCE-HES ; RS/GE B 5 10.16). Selon ce règlement, la période probatoire est en principe de deux ans. Le renouvellement de l’engagement s’opère en principe d’année en année. Le non-renouvellement n’est possible que dans certains cas, soit en particulier si les prestations de la personne concernée sont jugées insuffisantes.
Le 20 mai 2011, l’HEPIA a mis un terme à l’engagement de Madame T pour le 31 août 2011. La décision de non-renouvellement était motivée par le fait que, contrairement aux objectifs qui lui avaient été fixés, Madame T n’avait réalisé aucun projet de recherche et développement en tant que cheffe de projet et qu’en conséquence les conditions d’une nomination n’étaient pas remplies.
Madame T a recouru devant le Conseil d’Etat en concluant sur mesures provisionnelles à rester à son poste de travail jusqu’à droit jugé au fond et à ce qu’il soit constaté que la décision attaquée était nulle. Elle demandait à être nommée au poste de professeure HES en architecture. Madame T invoquait une discrimination sur la base du sexe. En effet, le directeur de l’école aurait apprécié ses compétences avec une sévérité beaucoup plus grande que celle dont il avait fait preuve à l’égard de ses collègues masculins.
Le 27 juillet 2011, le Conseil d’Etat a rejeté la demande de mesures provisionnelles. Le 7 mars 2012, il a statué sur le fond et rejeté le recours contre la décision de non-renouvellement. Ces deux arrêtés ont chacun fait l’objet d’un recours à la Chambre administrative de la Cour de justice.

en droit

A) SUR LA REQUETE DE MESURES PROVISIONNELLES

1. Arrêt de la Chambre administrative de la Cour de justice du 30 août 2011 (ATA/537/2011)

L’arrêt passe tout d’abord en revue les motifs pour lesquels le Conseil d’Etat a rejeté la demande de mesures provisionnelles. Madame T demandait à pouvoir rester à son poste de travail comme professeur HES en architecture, de sorte que ses conclusions se confondaient en partie avec celles prises sur le fond. Le Conseil d’Etat a ainsi examiné le grief de discrimination fondée sur le sexe et estimé que Madame T n’avait pas rendu vraisemblable une violation de l’article 3 de la loi fédérale sur l’égalité. De plus, la pesée des intérêts impliquait de faire prévaloir l’intérêt public de l’HEPIA, relatif au bon fonctionnement de l’école, sur l’intérêt privé de Madame T, souhaitant poursuivre son activité professionnelle et percevoir son salaire. En tout état, l’HEPIA n’entendait pas réintégrer Madame T et elle était en mesure, cas échéant, de faire face aux conséquences financières en cas d’éventuelle admission du recours.
À l’instar du Conseil d’Etat, la Cour de justice rejette la demande au motif, notamment, que si des mesures provisionnelles étaient ordonnées, elle reviendraient à accorder à la recourante le plein de ses conclusions sur le fond (cf. consid. 5).

2. Arrêt du Tribunal fédéral 8C_745/2011 du 6 juin 2012

Le recours en matière de droit public déposé par Madame T contre l’arrêt de la Cour de justice du 30 août 2011 a été déclaré sans objet par le Tribunal fédéral, faute d’un intérêt actuel digne de protection. En effet, entre-temps, le Conseil d’Etat avait statué sur le fond et rejeté le recours contre la décision de non-renouvellement.

B) SUR LA NATURE DISCRIMINATOIRE DU NON-RENOUVELLEMENT

1. Arrêt de la Chambre administrative de la Cour de justice du 18 juin 2013 (ATA/377/2013)

La Cour de justice rappelle que la loi fédérale sur l’égalité est applicable aux rapports de travail de droit public (art. 2 LEg). Aux termes de cette loi, il est interdit de discriminer les travailleurs en raison du sexe, notamment dans le cadre de la résiliation des rapports de travail (art. 3 LEg). Une discrimination est présumée si la personne qui s’en prévaut la rend vraisemblable (art. 6 LEg).
Selon la jurisprudence, une discrimination en raison du sexe « peut résulter de l’évaluation des prestations de travail selon des critères directement ou indirectement discriminatoires ou du fait que des critères d’évaluation neutres, objectivement admissibles en eux-mêmes, sont appliqués de façon inconséquente au détriment d’un sexe, soit que le critère invoqué à l’appui d’une différence de traitement ne soit pas du tout réalisé concrètement, soit qu’il ne joue aucun rôle pour l’exercice de l’activité en cause […] soit encore qu’il n’exerce une influence sur l’évaluation des prestations de travail que dans des cas isolés […] » (cf. consid. 16).
En l’espèce, la situation de Madame T peut être comparée à celle d’un de ses collègues, le Professeur D, qui n’était pas nommé à l’époque des faits. Selon la Cour de justice, la différence entre le taux d’activité de Madame T (qui avait passé de 75% à 100%) et celui du professeur D (75%), de même que les responsabilités hiérarchiques additionnelles assumées par ce dernier, ne justifiaient pas un traitement différent dans l’évaluation des prestations de travail. En effet,  les objectifs avaient été fixés pour chaque personne compte tenu du taux d’activité et de l’ensemble des tâches assumées. La Cour retient que l’HEPIA a traité le professeur D « beaucoup plus favorablement » que Madame T, tant au niveau du temps accordé pour la réalisation de leurs objectifs respectifs, qu’au niveau des conséquences données à l’absence de réalisation de ceux-ci (cf. consid. 16). La comparaison avec un autre collègue, le Professeur F, conduit aussi à un « résultat choquant » (cf. consid. 17).
La Cour de justice juge vraisemblable une discrimination fondée sur le sexe (cf. consid. 18). Elle propose la réintégration de la fonctionnaire et ordonne à l’HEPIA, en cas de refus de procéder à cette réintégration, de lui transmettre sa décision pour qu’elle fixe une indemnité (consid. 20).

2. Arrêt du Tribunal fédéral 8C_587/2013 du 19 juin 2014

La Haute Ecole spécialisée de Suisse Occidentale Genève (HES-SO Genève), agissant par l’HEPIA, interjette un recours de droit public contre l’arrêt rendu par la Chambre administrative de la Cour de justice le 18 juin 2013. Le Tribunal fédéral juge le recours irrecevable, vu l’absence de qualité pour agir de la recourante.

C) SUR L’INDEMNISATION SUITE A LA NON-REINTEGRATION

1. Arrêt de la Chambre administrative de la Cour de justice du 11 août 2015 (ATA/805/2015)

Suite au refus de l’école de procéder à la réintégration proposée, la Chambre administrative relève tout d’abord que l’entité employeuse n’a pas l’obligation de réintégrer Madame T dans sa fonction. En effet « le droit public cantonal peut prévoir, sans violer la LEg, la simple annulabilité de la décision de licenciement et l’assortir d’une réparation pécuniaire » (cf. consid. 6-7).
Madame T prétend au versement d’une indemnité pour licenciement contraire au droit, à hauteur de six mois de salaire. Au regard des circonstances du cas d’espèce, la Chambre considère justifiée l’octroi d’une telle indemnité maximale, dont le but est à la fois punitif et réparateur (cf. consid. 8-11). Le salaire mensuel de référence est le dernier salaire dû (et non celui inférieur, versé à tort). L’indemnité équivalant six mois de salaire est fixée à CHF 74’990.- (cf. consid. 14).
En outre, Madame T demande CHF 15’000.- pour le tort moral lié au non-renouvellement discriminatoire. La Chambre rappelle la possibilité, réservée par l’art. 5 al. 5 LEg, d’allouer une telle indemnité, en sus d’une indemnité pour licenciement discriminatoire, « lorsque l’atteinte portée aux droits de la personnalité du travailleur est grave au point qu’une indemnité correspondant à six mois de salaire ne suffit pas à la réparer ». Tel n’est pas le cas en l’espèce, l’employée n’ayant « notamment pas eu à subir de harcèlement, d’humiliations ou de mauvais traitements de la part de l’employeur ». La demande d’indemnité pour tort moral est donc rejetée (cf. consid. 12-13).
Madame T demande aussi le paiement de la différence entre le salaire qui lui a été versé et celui auquel elle aurait eu droit en l’absence de discrimination durant la période où elle était en fonction. La Haute école admet devoir à ce titre une indemnité de CHF 15’522.-, montant dont Madame T se satisfait (cf. consid. 14).
Parmi les autres prétentions formulées par Madame T, figure le remboursement de ses frais d’avocat (CHF 45’191.-). La demande est admise sur la base de l’art. 5 al. 5 LEg, applicable par analogie. Des dépens à hauteur de CHF 5’000.- sont toutefois déduits de la somme demandée (cf. consid. 17).
Enfin, Madame T chiffre à CHF 505’087.- le dommage résultant de l’atteinte portée à son avenir économique. La Chambre administrative estime, en revanche, que Madame T « ne peut prétendre à une indemnité pour le salaire futur qu’elle aurait reçu si elle était restée en fonction. En effet, il n’existe pas de droit à la nomination en qualité de professeur HES ». Au demeurant, la travailleuse « pourrait très bien se retrouver dans dix ans dans une meilleure situation financière qu’elle ne l’aurait été si son contrat avait été renouvelé ». Madame T est déboutée de cette prétention (cf. consid 15).
Au total, la Chambre administrative juge que l’indemnité due par la Haute école s’élève à CHF 131’083.-, alors que Madame T avait conclu au versement de CHF 813’341.-.
Madame T interjette un recours de droit public au Tribunal fédéral et demande à ce que lui soit alloué une somme additionnelle en compensation du dommage causé par l’atteinte à son avenir économique.

2. Arrêt du Tribunal fédéral 8C_703/2015 du 14 juin 2016

Le Tribunal fédéral juge que la cour cantonale n’a pas fait preuve d’arbitraire en retenant que la recourante n’avait pas établi, avec une vraisemblance prépondérante, la perte de revenus alléguée. Les juges cantonaux ont pris en considération le fait que Madame T se trouvait en période probatoire au moment où son engagement a pris fin, qu’il « n’existe aucun droit à la nomination en qualité de professeur HES et que les conditions d’une telle nomination doivent être remplies au jour de la demande et persister ensuite » (cf. consid. 6.2-6.3).
Le recours est rejeté. Les frais de procédure (CHF 3’000.-) sont mis à charge de Madame T. Il n’est pas alloué de dépens.

Résumé par Mme Karine Lempen, Professeure à la Faculté de droit de l’Université de Genève
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