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TF (GE) 18.05.2022 et 14.12.2023
discrimination salariale

sujet

Preuve de la discrimination salariale. Notion de vraisemblance. Motifs justificatifs. Gratuité de la procédure.

LEg

art 3, art 5, art 6, art 13

procédure

13.09.2019 Décision du Département constatant l’inexistence d’une discrimination 18.02.2020 Échec de la tentative de conciliation devant le Tribunal administratif (TAPI) 28.09.2021 Arrêt de la Cour de justice du canton de Genève (ATA/995/2021) 18.05.2022 Arrêt du Tribunal fédéral, Ire Cour de droit social (8C_728/2021) 21.03.2023 Arrêt de la Cour de justice du canton de Genève (ATA/272/2023) 14.12.2023 Arrêt du Tribunal fédéral, IVe Cour de droit public (8C_272/2023)

résumé

Contrairement à la Cour de justice, le Tribunal fédéral considère qu’une cadre à l’Etat de Genève est parvenue à rendre vraisemblable une discrimination salariale par rapport à ses collègues masculins. Par conséquent, le fardeau de la preuve est renversé et il appartient au département d’apporter la preuve stricte que les différences de traitement reposaient sur des facteurs objectifs. La cour cantonale n’ayant pas examiné cette question, la cause lui est renvoyée afin qu’elle rende une nouvelle décision à la lumière des précisions apportées par l’arrêt fédéral. En particulier, ce dernier considère qu’une différence de rémunération de 8 % n’est pas anodine pour un travail de valeur égale dans la fonction publique. Un tel écart peut suffire à rendre vraisemblable une discrimination. Par ailleurs, selon le Tribunal fédéral, « le fait que la différence de rémunération diminue avec les années en raison du mécanisme des annuités n’est pas un élément permettant de nier la vraisemblance d’une discrimination salariale ».

À la suite du renvoi par le Tribunal fédéral, la cour cantonale reprend l’instruction de la cause afin d’établir si les différences de traitement invoquées reposent sur des motifs objectifs. Les juges cantonaux retiennent l’existence de motifs propres à justifier les écarts salariaux et persistent à considérer que la travailleuse n’a pas été discriminée dans la rémunération. Saisi d’un nouveau recours, le Tribunal fédéral confirme l’inexistence d’une discrimination salariale mais annule partiellement l’arrêt attaqué dans la mesure où la condamnation de la recourante à un émolument de CHF 1’000.- violait le principe de la gratuité de la procédure (art. 13 al. 5 LEg).

en fait

Collaboratrice à l’Etat de Genève depuis 2004, T. est promue dès le 1er mai 2011 à une fonction de cadre intermédiaire intitulée « commise administrative 6 ».

En principe, cette fonction est colloquée en classe 18. Toutefois, T. n’ayant pas encore le niveau de formation requis pour l’occuper, son traitement est d’abord fixé en classe 16. À partir du 1er août 2012, à l’issue d’une formation en cours d’emploi pour l’obtention du brevet fédéral de spécialiste en ressources humaines, T. est mise au bénéfice de la classe salariale 17.

L’employée poursuit sa carrière et occupe dès le 1er mai 2013 une fonction de cheffe de secteur au secteur paie et administration du personnel (SPAP) colloquée en classe 22.

En novembre 2018, ses rapports de service sont résiliés pour le 28 février 2019. Un recours contre cette décision fait l’objet d’une autre procédure (pendante, sur laquelle ne porte pas le présent résumé).

Peu après, T. demande au département d’expliquer, sous l’angle de l’égalité des sexes, la différence entre son traitement annuel et celui de son ancien collègue chef de secteur au SPAP. Par ailleurs, elle porte à la connaissance du département le fait qu’un autre collègue au sein du SPAP a été promu au poste de « commis administratif 6 » en accédant directement à la classe 18, alors qu’il ne disposait pas du brevet fédéral.

Le 13 septembre 2019, le département rend une décision constatant l’inexistence d’une discrimination salariale entre T. est ses collègues masculins.

La travailleuse recourt contre cette décision auprès de la Chambre administrative de la Cour de justice. Elle conclut à l’annulation de la décision et à la constatation d’une discrimination salariale à la fois lors de son accession à la fonction de « commise administrative 6 » en 2011 puis lors de sa promotion comme cheffe de secteur en 2013. En outre, T. conclut à ce que le département soit condamné à lui verser la différence entre le salaire touché et celui auquel elle avait droit, avec intérêts.

Dans un arrêt du 28 septembre 2021, la Chambre administrative arrive à la conclusion que T. n’a pas rendu vraisemblable la discrimination salariale et rejette son recours. L’employée porte son cas devant le Tribunal fédéral. Invité à se déterminer, le Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes propose d’admettre partiellement le recours de T.

en droit

1. Arrêt du Tribunal fédéral, Ire Cour de droit social (8C_728/2021)

« La recourante reproche aux juges cantonaux d’avoir violé l’art. 8 al. 3 Cst. ainsi que les art. 3 et 6 LEg en la déboutant de ses conclusions tendant à la constatation de discriminations salariales à raison du sexe ainsi qu’au paiement de la différence de traitement au seul motif que les différences de traitement alléguées, de l’ordre de 8.42 % et 14.40 % étaient inférieures à 15 % » (c. 4.1).

Après avoir exposé de façon détaillée l’allègement du fardeau de la preuve prévu à l’art. 6 LEg et la jurisprudence y relative (c. 2.2), le Tribunal fédéral examine si la cour cantonale a violé le droit fédéral en considérant que la travailleuse n’avait pas rendu vraisemblable l’existence de discriminations salariales lors de sa promotion comme « commise administrative 6 » puis lors de son accession au poste de cheffe de secteur (c. 4.2).

Pour ce qui est de la première discrimination salariale alléguée, selon les constatations de la cour cantonale, la différence de 8.42 % entre la rémunération de la recourante et celle de son collègue pour le même poste de « commis administratif 6 » s’explique par le fait que le traitement de la première a d’abord été fixé en classe 16 (au lieu de 18), l’employée n’ayant pas disposé du brevet requis lors de son accession à cette fonction. Or, il ne résulte pas de l’arrêt cantonal que le collègue mis d’emblée au bénéfice de la classe 18 ait quant à lui possédé ce titre. « Une telle différence dans la fonction publique, où la fixation du traitement est encadrée par des règles précises, n’est pas anodine. En outre, contrairement à ce que semble penser l’autorité cantonale […], le fait que cette différence s’est réduite après quatorze mois, […], tout comme le fait que ce traitement est passé en classe 22 en raison de l’accession de la recourante au poste de cheffe de secteur le 1er mai 2013, n’est pas pertinent dans l’examen de la vraisemblance de la discrimination. Il ne jouera un rôle, le cas échéant, que pour fixer la différence de salaire qui serait due à la recourante pour la période pendant laquelle elle a travaillé comme commise administrative 6 (cf. art. 5 al. 1 let. d LEg) » (c. 4.2.1).

Concernant la seconde discrimination alléguée, il résulte de l’arrêt cantonal que la différence entre la rémunération de la recourante et celle de son ancien collègue chef de secteur s’élevait à 14.37 %. Une différence, moins grande, existait également par rapport à un autre chef de secteur. « De telles différences de traitement par rapport à deux chefs de secteur masculins pour un travail dont il n’est pas contesté qu’il était de valeur égale suffisent également à admettre la vraisemblance d’une discrimination salariale […], dans la mesure où la cour cantonale n’a pas fait état d’éléments qui expliqueraient ces différences et où la recourante a allégué en instance cantonale, sans être contredite, qu’elle était la seule cheffe de secteur au SPAP à disposer du brevet fédéral de spécialiste en ressources humaines. Contrairement à ce que semble penser l’autorité cantonale […], le fait que la différence de rémunération diminue avec les années en raison du mécanisme des annuités n’est pas un élément permettant de nier la vraisemblance d’une discrimination salariale. Comme le relève à raison le Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes, admettre le contraire reviendrait en effet à rendre acceptables des différences de rémunération s’étalant sur plusieurs années lorsqu’il existe des perspectives que ces différences se réduisent avec le temps » (c. 4.2.2).

« Force est ainsi de constater que la recourante a rendu vraisemblable l’existence d’une discrimination salariale en raison du sexe tant lors de promotion comme commise administrative 6 que lors de son accession au poste de cheffe de secteur. Il s’ensuit que le fardeau de la preuve est renversé, ce qui signifie qu’il appartient à l’intimé de démontrer l’inexistence de la discrimination, en apportant la preuve stricte que les différences de traitement reposaient sur des facteurs objectifs […] » (c. 4.3).

« Ayant considéré à tort que la recourante échouait à rendre vraisemblable l’existence de discriminations salariales liées au sexe, la cour cantonale n’a pas examiné si l’intimé était parvenu à apporter la preuve stricte que les disparités salariales constatées entre la recourante […] et ses deux collègues masculins […], étaient justifiées par des motifs objectifs, indépendants du sexe […]. Il convient par conséquent […] d’annuler l’arrêt attaqué et de renvoyer la cause à la cour cantonale pour qu’elle complète au besoin l’instruction et rende une nouvelle décision dans le sens du présent considérant » (c. 4.3).

Le Tribunal fédéral met les frais judiciaires (CHF 1’000.-) ainsi que les dépens (CHF 2’800.-) à charge du département, qui succombe (c. 5).

Le recours est partiellement admis et la cause renvoyée à la Cour de justice pour nouvelle décision.

À la suite de ce renvoi, la cour cantonale reprend l’instruction de la cause afin d’établir si les différences de traitement invoquées reposent sur motifs objectifs, indépendants du sexe. Dans un arrêt du 21 mars 2023, les juges cantonaux retiennent l’existence de motifs justificatifs (liés notamment à la prise en considération de l’expérience professionnelle utile au poste) et persistent à considérer que l’employée n’a pas été discriminée dans la rémunération. Son recours est par conséquent rejeté et un émolument de CHF 1’000.- mis à sa charge.

La travailleuse fait une nouvelle fois recours auprès du Tribunal fédéral.

2. Arrêt du Tribunal fédéral, IVe Cour de droit public (8C_272/2023)

Le Tribunal fédéral souligne tout d’abord que le « contenu, le champ d’application, l’étendue et les exigences du droit à l’égalité salariale selon l’art. 3 LEg correspondent à ceux de l’art. 8 al. 3, 3ème phrase, Cst. D’un point de vue matériel, la LEg ne contient rien qui ne soit déjà contenu dans l’exigence constitutionnelle ; elle prévoit uniquement des dispositions de procédure supplémentaires » (c. 4.1).

En particulier, l’art. 6 LEg prévoit un allègement du fardeau de la preuve. En vertu de cette disposition, si la discrimination a été rendue vraisemblable (comme précédemment admis par l’arrêt 8C_728/2021), la partie employeuse doit prouver que la différence de traitement repose sur des motifs objectifs, « comme la formation, l’ancienneté, la qualification, l’expérience, le domaine concret d’activité, les prestations effectuées, les risques encourus, le cahier des charges » (c. 4).

En l’espèce, le Tribunal fédéral ne constate aucun arbitraire dans l’établissement des faits ou dans l’appréciation des preuves. « Il n’y a donc pas lieu de s’écarter des faits constatés par l’autorité précédente » (c. 5).

Sur cette base, le Tribunal examine si la Cour de justice, dans son second arrêt du 23 mars 2023, a violé les art. 8 al. 3 Cst., ainsi que les art. 3 et 6 LEg, en niant que l’employée avait été discriminée sur le plan salarial lors de son accession à la fonction de « commise administrative 6 » en 2011 (c. 6) puis lors de sa promotion comme cheffe de secteur en 2013 (c. 7).

Au terme de cet examen, le Tribunal retient que la cour cantonale était fondée à nier l’existence d’une discrimination salariale et écarte les griefs tirés de la violation des art. 8 al. 3 Cst. et 3 LEg (c. 7.4).

La juridiction cantonale a en revanche violé l’art. 13 al. 5 LEg en mettant à charge de la travailleuse un émolument à hauteur de CHF 1’000.-. En effet, cette disposition prévoit que la procédure devant les tribunaux cantonaux est « gratuite, sauf en cas de témérité ». En l’espèce, la travailleuse n’a manifestement pas fait preuve de témérité compte tenu de l’arrêt 8C_728/2021 jugeant vraisemblable la discrimination salariale. Par conséquent, le recours est partiellement admis et l’arrêt cantonal annulé en tant qu’il prélève des frais judiciaires (c. 8).

Les frais judiciaires pour la procédure devant le Tribunal fédéral sont arrêtés à CHF 1’000.-, dont CHF 250.- (un quart) à charge du département et CHF 750.- (trois quarts) à charge de l’employée recourante, qui n’obtient gain de cause que sur un aspect accessoire de la procédure (c. 10).

Bien qu’il obtienne en grande partie gain de cause, le département employeur ne peut prétendre à une indemnité de dépens (art. 68 al. 3 LTF) (c. 10). Ce dernier est condamné à verser à son ancienne employée CHF 700.- au titre de dépens.

En définitive, la travailleuse n’a pas gagné son procès pour discrimination salariale et encourt des frais judiciaires pour la seconde procédure devant le Tribunal fédéral. Elle a cependant a obtenu l’annulation partielle de l’arrêt la condamnant à des frais judicaires pour la procédure cantonale et son ancien employeur doit lui verser des dépens.

Résumé par Mme Karine Lempen, Professeure à la Faculté de droit de l’Université de Genève
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