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TF (GE) 14.04.2022 et GE 18.04.2023
congé maternité
discrimination à l'embauche
licenciement discriminatoire

sujet

Non renouvellement d’un contrat de durée déterminée. Discrimination à l’embauche multiple, en raison de la grossesse et du handicap, hautement vraisemblable. Indemnité maximale.

LEg

art 3, art 6

procédure

16.07.2020 Décision confirmant la fin de rapports de travail 27.07.2021 Arrêt de la Cour de justice du canton de Genève (ATA/775/2021) 14.04.2022 Arrêt du Tribunal fédéral, 1re Cour de droit social (8C_633/2021) 18.04.2023 Arrêt de la Cour de justice du canton de Genève (ATA/382/2023)

résumé

Une travailleuse atteinte d’une sclérose en plaques progressive se voit notifier le non renouvellement de son contrat de durée déterminée après son congé maternité. Estimant avoir été discriminée sur la base du handicap et de la grossesse, elle saisit la Cour de justice, qui rejette son recours. L’instance cantonale ayant omis de donner suite aux demandes de la recourante visant à prouver des faits susceptibles de faire apparaitre un lien entre la fin des rapports de travail et les préjugés relatifs au handicap et à la grossesse, le Tribunal fédéral conclut à une violation de l’art. 29 al. 2 Cst. puis renvoie la cause à cette autorité.

Après une instruction complémentaire, la Cour de justice confirme que les rapports de travail ont pris fin de façon non discriminatoire. En revanche, la Cour retient, sur la base d’une vraisemblance prépondérante, que la travailleuse a subi une discrimination à l’embauche en raison de la grossesse, en sus d’une discrimination fondée sur le handicap. Cette dernière est prise en compte lors de la fixation du montant de l’indemnité pour refus d’embauche discriminatoire au sens de l’art. 5 al. 2 LEg. Le montant maximal prévu à l’art. 5 al. 4 LEg, à savoir trois mois de salaire, est alloué à la travailleuse.

en fait

Atteinte d’une sclérose en plaques progressive depuis 2013, T. est engagée par l’Hospice général avec un statut d’auxiliaire du 1er juillet au 31 décembre 2017. Un deuxième contrat de durée déterminée est conclu pour la période du 1er janvier au 30 juin 2018 puis prolongé pour une nouvelle durée déterminée, du 1er juillet 2018 au 30 juin 2020.

Pendant ce dernier laps de temps, T. devient enceinte. Le service santé du personnel de l’Hospice demande à un médecin-conseil de procéder à un bilan d’aptitude dans le cadre de la grossesse.

Le docteur C. indique que T. souffre « d’une affection neurologique provoquant d’importantes limitations fonctionnelles dans ses déplacements et dans son aptitude aux travaux bureautiques ; la symptomatologie était péjorée par la grossesse ». La travailleuse va demander une augmentation de son taux d’incapacité de 50 à 100 %. « En outre, et indépendamment de sa grossesse, la question de l’aptitude à la fonction pourrait se poser en raison de la gravité des limitations fonctionnelles ; cette situation était à réévaluer après l’accouchement ».

T. se trouve en congé maternité du 9 mai au 25 septembre 2019. Le lendemain, le docteur C. constate que la travailleuse présente de sérieux handicaps liés à sa maladie. Il s’interroge sur sa capacité à rependre son activité d’assistante sociale et déclare ne pas être en mesure d’autoriser la reprise du travail tant qu’une évaluation approfondie n’aura pas eu lieu.

Début octobre 2019, T. adresse à l’Hospice général « un courrier dans lequel elle indique que la doctoresse D., sa médecin traitant, l’avait appelée, après un contact avec le docteur C., et lui avait dit que l’Hospice général n’était pas pressé de la reprendre ; sa médecin traitant avait ressenti un racisme anti-handicapés, lui transmettant une phrase qui l’avait fortement blessée : « Madame fait désordre dans les locaux et choque » ».

Selon le docteur F., médecin chef de clinique au département des neurosciences cliniques de l’Hôpital E., T. « devrait disposer d’un bureau à hauteur réglable, sans chaise de bureau, d’un clavier mono-manuel, d’outils bureautiques tels qu’écran, ordinateur, téléphone et photocopieuse accessibles ». D’après cet expert, la travailleuse était « capable de se rendre dans des WC aménagés pour personne handicapée comportant une barre d’appui idéalement située à droite ». En outre, elle était en mesure d’assurer un entretien avec un bénéficiaire et de prendre des notes de façon « suffisante pour « renseigner un dossier à l’ordinateur » ». Dans ces conditions, une reprise thérapeutique dans un lieu adapté et aménagé semble possible. Il est proposé que l’assistante sociale recommence à travailler « à raison de deux demi-journées par semaine, soit 20 % dès le 24 février 2020 ».

Peu avant la date proposée pour la reprise, l’Hospice général informe T. que son contrat prendra fin au 30 juin 2020, dans la mesure où il n’a « pas suffisamment de recul sur sa capacité à occuper un poste de façon durable ». En mars 2020, la travailleuse conteste la fin des rapports de service et sollicite une décision motivée. Elle se déclare apte et prête à faire du télétravail.

Par décision du 16 juillet 2020, l’Hospice général confirme la fin des rapports de travail au 30 juin 2020.

Estimant avoir été discriminée en raison de sa grossesse et de son handicap, la travailleuse recourt contre cette décision auprès de la Chambre administrative de la Cour de justice et conclut notamment « à sa réintégration au sein du personnel de l’Hospice général avec les aménagements raisonnables nécessaires, subsidiairement au paiement d’une indemnité correspondant à vingt-quatre mois de traitement ».

Le 27 juillet 2021, la Cour de justice rejette ce recours au motif que la travailleuse n’avait aucun droit à la prolongation de son contrat d’auxiliaire ou à être engagée dans un autre poste. En l’espèce, la succession de contrats n’était pas constitutive d’un abus de droit. Indépendamment de cela, au vu du dossier et de la chronologie des faits, il n’était pas possible de retenir que la confirmation de la fin des rapports de travail ait été basée sur des préjugés en relation avec le handicap ou la grossesse (arrêt cantonal, c. 13).

La travailleuse interjette un recours en matière de droit public au Tribunal fédéral en reprenant les conclusions formulées devant l’instance cantonale.

en droit

1. Arrêt du Tribunal fédéral, Ière Cour de droit social (8C_633/2021)

Après avoir rappelé que l’art. 8 Cst. « interdit toute mesure étatique défavorable à une personne et fondée sur le handicap de cette personne, si cette mesure ne répond pas à une justification qualifiée », le Tribunal fédéral énonce les principales dispositions de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), ratifiée par la Suisse. En particulier, l’arrêt expose que la « discrimination fondée sur le handicap » au sens de l’art. 2 CDPH comprend le refus de procéder à des « aménagements raisonnables » au sens de l’art. 5 CDPH. L’art. 27 CDPH oblige notamment les Etats à interdire la discrimination fondée sur le handicap dans le domaine de l’emploi et à faire en sorte que des aménagements raisonnables soient apportés aux lieux de travail. Le Tribunal mentionne ensuite l’art. 3 LEg, qui interdit la discrimination en raison de la grossesse lors de la résiliation des rapports de travail régis par le droit privé ou public (art. 2 LEg) (c. 4).

La recourante se plaint notamment d’une violation par l’instance cantonale de son droit à la preuve (résultant de son droit d’être entendue, art. 29 al. 2 Cst.). En effet, elle avait allégué et offert de prouver les faits suivants (c. 6.1.1.) :

.

Le Tribunal fédéral considère que ces faits – s’ils étaient prouvés – seraient « de nature à influer sur la décision à rendre, dans la mesure où il pourrait en résulter que l’intimé se serait écarté, en raison de préjugés liés au handicap de la recourante, d’une pratique administrative qui l’aurait conduit à engager cette dernière à titre pérenne après trois ans comme auxiliaire […] ». En rejetant les réquisitions de la recourante visant à les établir, la cour cantonale a violé l’art. 29 al. 2 Cst. (c. 6.2.2).

« En effet, s’il devait s’avérer que c’est en raison de préjugés liés au handicap de la recourante (en lien éventuellement avec sa grossesse) que l’intimé s’est écarté d’une pratique administrative consistant à nommer fonctionnaires les auxiliaires ayant occupé un poste sans interruption depuis trois ans […] s’ils donnent satisfaction […], cela serait de nature à constituer une discrimination au sens de l’art. 8 al. 2 Cst. […] et des art. 5 et 27 par. 1 CDPH […], voire au sens de l’art. 3 al. 2 LEg. Il y aurait alors lieu d’examiner les conséquences juridiques d’un tel constat, étant rappelé que la recourante conclut principalement à sa réintégration au sein du personnel de l’intimé avec les aménagements raisonnables nécessaires et subsidiairement au paiement d’une indemnité correspondant à vingt-quatre mois de traitement » (c. 6.2.2.).

Par conséquent, le recours est « partiellement admis en ce sens que l’arrêt attaqué doit être annulé et la cause renvoyée à l’autorité précédente pour instruction complémentaire […] et nouvelle décision » (c. 7).

Les frais judiciaires (CHF 1’000.-) sont mis à charge de l’Hospice général, qui doit en outre verser à la recourante une indemnité au titre de dépens (allocation d’un montant forfaitaire de CHF 4’000.-, nettement inférieur à celui figurant sur la note d’honoraires produite par la travailleuse) (c. 7).

2. Arrêt de la Cour de justice du canton de Genève (ATA/382/2023)

Après une instruction complémentaire sur la base des considérants de l’arrêt susmentionné du Tribunal fédéral, la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice arrive à la conclusion, tout d’abord, que le droit d’être entendu (art. 29 Cst.) de la travailleuse n’a pas été violé (c. 4). Elle écarte ce grief ainsi que celui de l’établissement et de la constatation incomplète et inexacte des faits pertinents (c. 5).

La Cour se penche ensuite sur l’allégation de discrimination en relation avec le handicap physique et la grossesse (c. 6).

Son arrêt mentionne les dispositions pertinentes en matière de droit de l’égalité des personnes en situation de handicap, notamment l’art. 27 CDPH, l’art. 8 Cst., les art. 1 et 2 LHand ainsi que l’art. 5 al. 3 de la loi genevoise sur l’intégration des personnes handicapées (LIPH) (c. 8d-g).

L’exposé se poursuit avec des explications relatives à l’interdiction de discriminer en raison du sexe, notamment à l’embauche et lors de la résiliation, au sens de l’art. 3 LEg. Selon la doctrine et la jurisprudence, « le refus d’engager de façon permanente une employée au bénéfice d’un contrat de travail de durée déterminée peut être qualifié de discriminatoire s’il intervient après que celle-ci a annoncé être enceinte » (c. 8h).

Il est rappelé que l’allégement du fardeau de la preuve prévu par l’art. 6 LEg s’applique en cas de résiliation des rapports de travail mais ne couvre pas la phase précontractuelle. Toutefois, pour éviter que la preuve d’une discrimination à l’embauche ne soit excessivement difficile à apporter, le tribunal « devra le plus souvent se satisfaire d’une vraisemblance prépondérante » (c. 8i).

A teneur de la loi sur le personnel, lorsqu’un contrat est conclu pour une durée déterminée, comme en l’espèce, les rapports de service prennent fin à l’échéance dudit contrat (art. 24 LPAC). Il n’existe aucun droit au renouvellement d’un contrat de durée déterminée (c. 8b). La règle s’applique à toute personne, indépendamment du handicap ou du sexe (c. 8m).

In casu, la Cour maintient l’avis exprimé dans son précédent arrêt selon lequel les rapports de travail ont pris fin de façon non discriminatoire, conformément à la LPAC. Elle rejette par conséquent les conclusions de la travailleuse visant sa réintégration ou l’allocation d’une indemnité pour résiliation discriminatoire (c. 8m).

La Cour s’interroge néanmoins sur l’existence d’une discrimination à l’embauche fondée sur la maternité (et les absences y relatives) ainsi que sur le handicap.

En effet, l’instruction a permis d’établir une pratique administrative, de la part de l’hospice employeur, consistant à proposer des contrats de durée indéterminée aux collaborateurs et collaboratrices se trouvant (à l’instar de la recourante) au bénéfice d’un contrat de durée maximale, pour autant que la qualité de leurs prestations répondre aux attentes institutionnelles (c. 8n).

La non application de cette pratique à la recourante viole-t-elle le principe d’égalité de traitement (art. 8 Cst.) ? L’hospice soutient que la pratique n’a pas été appliquée à la recourante en raison du manque de recul sur la qualité de ses prestations. Selon la Cour, l’employeur « ne saurait être suivi sur ce point » (c. 8n).

En effet, les évaluations effectuées indiquent que les prestations de la travailleuse « étaient à la hauteur des attentes de sa hiérarchie qui se disait très satisfaite ». « La chronologie du dossier démontre également que sa grossesse, sa maternité ainsi que les absences en découlant ont été des critères pris en considération » lors du processus de « fixation » consistant à mettre au bénéfice d’un contrat de durée indéterminée les membres du personnel avec un contrat à durée maximale. « En effet, la recourante a annoncé sa grossesse le 4 décembre 2018 pour un terme prévu au 20 mai 2019, soit durant la période au cours de laquelle l’intimé a procédé à la fixation de quasi la totalité de ses collaborateurs en contrat à durée maximale (quarante-sept sur cinquante-sept collaborateurs fixés entre décembre 2018 et janvier 2019). En outre, le courrier du 29 mars 2019 adressée à la recourante par son responsable d’unité fait le lien direct entre la réduction de son taux d’activité dû notamment à sa grossesse et différents reproches tels que le report de son travail sur ses collègues et une réduction des échanges directs et sa collaboration proactive » (c. 8n).

Selon la Cour, ces éléments, avec d’autres, « constituent des indices objectifs permettant de retenir, selon une vraisemblance prépondérante, que la grossesse de la recourante, sa maternité et ses absences ont été retenus à son encontre pour ne pas la « fixer » en contrat de durée indéterminée à l’époque de la pratique administrative appliquée aux autres collaborateurs de l’intimé alors même qu’elle en remplissait les conditions comme analysé ci-dessus » (c. 8n).

Par conséquent, la Cour conclut à l’existence d’une discrimination directe à l’embauche fondée sur le sexe au sens de l’art. 3 al. 2 LEg (c. 8n). « En outre, le dossier contient différents indices attestant que ce refus d’embauche a également été motivé par la situation de handicap de la recourante ». Cette seconde discrimination « doit être prise en considération dans le cadre de la fixation du montant à allouer à la recourante en vertu de la LEg ». Vu la gravité des manquements constatés, il se justifie d’allouer à la travailleuse une indemnité pour refus d’embauche discriminatoire (art. 5 al. 2 LEg) équivalent au maximum de trois mois de salaire prévu par l’art. 5 al. 4 LEg, à savoir en l’espèce CHF 15’850.- (c. 8o.). L’hospice doit aussi verser une indemnité de procédure de CHF 2’000.- à son ancienne employée, dont le recours est partiellement admis (c. 9).

Résumé par Mme Karine Lempen, Professeure à la Faculté de droit de l’Université de Genève
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