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TF (GE) 14.04.2022
licenciement discriminatoire

sujet

Non renouvellement d’un contrat de durée déterminée. Plainte pour discrimination multiple, en raison de la grossesse et du handicap.

LEg

art 3, art 6

procédure

16.07.2020 Décision confirmant la fin de rapports de travail 27.07.2021 Arrêt de la Cour de justice du canton de Genève (ATA/775/2021) 14.04.2022 Arrêt du Tribunal fédéral, 1re Cour de droit social (8C_633/2021)

résumé

Une travailleuse atteinte d’une sclérose en plaques progressive se voit notifier le non renouvellement de son contrat de durée déterminée après son congé maternité. Estimant avoir été discriminée sur la base du handicap et de la grossesse, elle saisit la Cour de justice, qui rejette son recours. L’instance cantonale ayant omis de donner suite aux demandes de la recourante visant à prouver des faits susceptibles de faire apparaitre un lien entre la fin des rapports de travail et des préjugés relatifs au handicap et à la grossesse, le Tribunal fédéral conclut à une violation de l’art. 29 al. 2 Cst. et renvoie la cause à cette autorité pour instruction complémentaire et nouvelle décision.

en fait

Atteinte d’une sclérose en plaques progressive depuis 2013, T. est engagée par l’Hospice général avec un statut d’auxiliaire du 1er juillet au 31 décembre 2017. Un deuxième contrat de durée déterminée est conclu pour la période du 1er janvier au 30 juin 2018 puis prolongé pour une nouvelle durée déterminée, du 1er juillet 2018 au 30 juin 2020.

Pendant ce dernier laps de temps, T. devient enceinte. Le service santé du personnel de l’Hospice demande à un médecin-conseil de procéder à un bilan d’aptitude dans le cadre de la grossesse.

Le docteur C. indique que T. souffre « d’une affection neurologique provoquant d’importantes limitations fonctionnelles dans ses déplacements et dans son aptitude aux travaux bureautiques ; la symptomatologie était péjorée par la grossesse ». La travailleuse va demander une augmentation de son taux d’incapacité de 50 à 100 %. « En outre, et indépendamment de sa grossesse, la question de l’aptitude à la fonction pourrait se poser en raison de la gravité des limitations fonctionnelles ; cette situation était à réévaluer après l’accouchement ». 

T. se trouve en congé maternité du 9 mai au 25 septembre 2019. Le lendemain, le docteur C. constate que la travailleuse présente de sérieux handicaps liés à sa maladie. Il s’interroge sur sa capacité à rependre son activité d’assistante sociale et déclare ne pas être en mesure d’autoriser la reprise du travail tant qu’une évaluation approfondie n’aura pas eu lieu.

Début octobre 2019, T. adresse à l’Hospice général « un courrier dans lequel elle indique que la doctoresse D., sa médecin traitant, l’avait appelée, après un contact avec le docteur C., et lui avait dit que l’Hospice général n’était pas pressé de la reprendre ; sa médecin traitant avait ressenti un racisme anti-handicapés, lui transmettant une phrase qui l’avait fortement blessée : “Madame fait désordre dans les locaux et choque” ». 

Selon le docteur F., médecin chef de clinique au département des neurosciences cliniques de l’Hôpital E., T. « devrait disposer d’un bureau à hauteur réglable, sans chaise de bureau, d’un clavier mono-manuel, d’outils bureautiques tels qu’écran, ordinateur, téléphone et photocopieuse accessibles ». D’après cet expert, la travailleuse était « capable de se rendre dans des WC aménagés pour personne handicapée comportant une barre d’appui idéalement située à droite ». En outre, elle était en mesure d’assurer un entretien avec un bénéficiaire et de prendre des notes de façon « suffisante pour “renseigner un dossier à l’ordinateur” ». Dans ces conditions, une reprise thérapeutique dans un lieu adapté et aménagé semble possible. Il est proposé que l’assistante sociale recommence à travailler « à raison de deux demi-journées par semaine, soit 20 % dès le 24 février 2020 ».

Peu avant la date proposée pour la reprise, l’Hospice général informe T. que son contrat prendra fin au 30 juin 2020, dans la mesure où il n’a « pas suffisamment de recul sur sa capacité à occuper un poste de façon durable ». En mars 2020, la travailleuse conteste la fin des rapports de service et sollicite une décision motivée. Elle se déclare apte et prête à faire du télétravail.

Par décision du 16 juillet 2020, l’Hospice général confirme la fin des rapports de travail au 30 juin 2020.

Estimant avoir été discriminée en raison de sa grossesse et de son handicap, la travailleuse recourt contre cette décision auprès de la Chambre administrative de la Cour de justice et conclut notamment « à sa réintégration au sein du personnel de l’Hospice général avec les aménagements raisonnables nécessaires, subsidiairement au paiement d’une indemnité correspondant à vingt-quatre mois de traitement ».

Le 27 juillet 2021, la Cour de justice rejette ce recours au motif que la travailleuse n’avait aucun droit à la prolongation de son contrat d’auxiliaire ou à être engagée dans un autre poste. En l’espèce, la succession de contrats n’était pas constitutive d’un abus de droit. Indépendamment de cela, au vu du dossier et de la chronologie des faits, il n’était pas possible de retenir que la confirmation de la fin des rapports de travail ait été basée sur des préjugés en relation avec le handicap ou la grossesse (arrêt cantonal, c. 13).

La travailleuse interjette un recours en matière de droit public au Tribunal fédéral en reprenant les conclusions formulées devant l’instance cantonale.

en droit

Après avoir rappelé que l’art. 8 Cst. « interdit toute mesure étatique défavorable à une personne et fondée sur le handicap de cette personne, si cette mesure ne répond pas à une justification qualifiée », le Tribunal fédéral énonce les principales dispositions de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), ratifiée par la Suisse. En particulier, l’arrêt expose que la « discrimination fondée sur le handicap » au sens de l’art. 2 CDPH comprend le refus de procéder à des « aménagements raisonnables » au sens de l’art. 5 CDPH. L’art. 27 CDPH oblige notamment les Etats à interdire la discrimination fondée sur le handicap dans le domaine de l’emploi et à faire en sorte que des aménagements raisonnables soient apportés aux lieux de travail. Le Tribunal mentionne ensuite l’art. 3 LEg, qui interdit la discrimination en raison de la grossesse lors de la résiliation des rapports de travail régis par le droit privé ou public (art. 2 LEg) (c. 4).

La recourante se plaint notamment d’une violation par l’instance cantonale de son droit à la preuve (résultant de son droit d’être entendue, art. 29 al. 2 Cst.). En effet, elle avait allégué et offert de prouver les faits suivants (c. 6.1.1.) :

Le Tribunal fédéral considère que ces faits – s’ils étaient prouvés – seraient « de nature à influer sur la décision à rendre, dans la mesure où il pourrait en résulter que l’intimé se serait écarté, en raison de préjugés liés au handicap de la recourante, d’une pratique administrative qui l’aurait conduit à engager cette dernière à titre pérenne après trois ans comme auxiliaire […] ». En rejetant les réquisitions de la recourante visant à les établir, la cour cantonale a violé l’art. 29 al. 2 Cst. (c. 6.2.2).

« En effet, s’il devait s’avérer que c’est en raison de préjugés liés au handicap de la recourante (en lien éventuellement avec sa grossesse) que l’intimé s’est écarté d’une pratique administrative consistant à nommer fonctionnaires les auxiliaires ayant occupé un poste sans interruption depuis trois ans […] s’ils donnent satisfaction […], cela serait de nature à constituer une discrimination au sens de l’art. 8 al. 2 Cst. […] et des art. 5 et 27 par. 1 CDPH […], voire au sens de l’art. 3 al. 2 LEg. Il y aurait alors lieu d’examiner les conséquences juridiques d’un tel constat, étant rappelé que la recourante conclut principalement à sa réintégration au sein du personnel de l’intimé avec les aménagements raisonnables nécessaires et subsidiairement au paiement d’une indemnité correspondant à vingt-quatre mois de traitement » (c. 6.2.2.).

Par conséquent, le recours est « partiellement admis en ce sens que l’arrêt attaqué doit être annulé et la cause renvoyée à l’autorité précédente pour instruction complémentaire […] et nouvelle décision » (c. 7).

Les frais judiciaires (CHF 1’000.-) sont mis à charge de l’Hospice général, qui doit en outre verser à la recourante une indemnité au titre de dépens (allocation d’un montant forfaitaire de CHF 4’000.-, nettement inférieur à celui figurant sur la note d’honoraires produite par la travailleuse) (c. 7).

Résumé par Mme Karine Lempen, Professeure à la Faculté de droit de l’Université de Genève
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