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TF (GE) 10.03.2022
discrimination salariale

sujet

Preuve de la discrimination salariale. Vraisemblance non admise. Refus d’ordonner une expertise judiciaire.

LEg

art 3, art 5, art 6

procédure

27.05.2019 Décision du Département constatant l’inexistence d’une discrimination 27.04.2021 Arrêt de la Cour de justice du canton de Genève (ATA/449/2021) 10.03.2022 Arrêt du Tribunal fédéral, 1re Cour de droit social (8C_424/2021)

résumé

Une cadre à l’Etat de Genève ne parvient pas à rendre vraisemblable une discrimination salariale par rapport à ses collègues directeurs de service. Les documents produits durant la procédure cantonale ayant révélé des différences importantes entre le cahier des charges de la travailleuse et ceux de ses collègues au sein du conseil de direction, la Cour de justice puis le Tribunal fédéral estiment qu’une expertise judiciaire n’était pas nécessaire pour pouvoir se déterminer sur la valeur égale des postes en question. Alors que le Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes proposait l’admission partielle du recours de la travailleuse, le Tribunal fédéral le rejette entièrement et met à sa charge des frais judiciaires arrêtés à CHF 1’000.-.

en fait

En 1997, T. est engagée comme collaboratrice au sein de l’office pour l’orientation, la formation professionnelle et continue (OFPC) du canton de Genève. Par la suite, l’employée est promue à diverses reprises. Dès le 1er avril 2013, elle occupe un poste de cheffe de groupe colloqué en classe 23. A partir de 2014, elle est autorisée à utiliser le titre de « directrice » et à participer aux séances du conseil de direction restreint composé des directeurs de service.

En 2018, T. signale à l’Office cantonal de l’inspection et des relations du travail (OCIRT) puis à l’Office du personnel (OPE) une différence importante entre sa rémunération et celle perçue par ses collègues masculins. Le second considère équitable la rémunération du poste occupé par T., notamment eu égard aux responsabilités incombant à la travailleuse. Quelques mois plus tard, la structure au sein de laquelle travaille T. accueille un nouveau directeur général, qui juge une réorganisation nécessaire.

Estimant être discriminée sur le plan salarial en raison du sexe par rapport à ses collègues masculins au sein du conseil de direction, T. demande le 27 septembre 2018 à la Conseillère d’Etat en charge du Département de l’instruction publique (DIP) de prononcer des mesures provisionnelles, afin d’empêcher la modification organisationnelle envisagée (au titre de représailles, selon la travailleuse, suite à ses doléances salariales). En outre, T. demande à bénéficier de la classe de traitement 25 avec effet rétroactif dès la date à laquelle son poste avait été colloqué en classe 23.

Accompagnée de son avocat, T. participe en janvier 2019 à une séance au cours de laquelle les responsables du personnel lui expliquent que sa fonction n’est pas comparable à celle de ses collègues, notamment sur le plan des responsabilités assumées et du nombre de personnes à gérer.

Par décision du 27 mai 2019, la Conseillère d’Etat en charge du DIP constate l’inexistence d’une discrimination salariale fondée sur le sexe. T. est priée de bien vouloir participer aux séances de réorganisation nécessaires au bon fonctionnement de l’administration.

Le 28 juin 2019, T. recourt contre cette décision auprès de la Chambre administrative de la Cour de justice. A titre préalable, elle conclut notamment à ce qu’il soit, par décision sur mesures provisionnelles, fait interdiction au DIP, respectivement à l’OFPC, de modifier son cahier des charges et à ce qu’une expertise soit ordonnée. Principalement, T. conclut « à ce qu’il soit constaté que la décision du 27 mai 2019 était contraire au droit, à ce que sa classe salariale soit réévaluée en position 24 dès le 1er avril 2013 et à ce que le DIP soit condamné à lui verser la différence due en conséquence » à partir de cette date.

Par décision du 2 octobre 2019, la Chambre administrative refuse d’ordonner les mesures provisionnelles requises. Par arrêt du 27 avril 2021, la cour cantonale conclut à l’inexistence d’une discrimination salariale et rejette le recours.

La travailleuse interjette un recours en matière de droit public contre cet arrêt, dont elle sollicite l’annulation. A titre principal, elle demande au Tribunal fédéral de constater que la décision rendue par le DIP le 27 mai 2019 est contraire au droit, de la mettre au bénéfice de la classe salariale 24 à compter du 1er avril 2013 et de condamner l’Etat de Genève à lui verser la différence de rémunération entre la classe 23 et la classe 24 pour la période allant du 1er avril 2013 (date à laquelle T. s’est vue confier la fonction dont la rémunération est litigieuse) au 28 juin 2019 (date du recours auprès de la Cour de justice).

en droit

En premier lieu, la travailleuse reproche à la cour cantonale d’avoir violé son droit d’être entendue (art. 29 al. 2 Cst.) en écartant une discrimination fondée sur le sexe (art. 3 LEg) sans avoir au préalable ordonné l’expertise demandée (c. 4). La recourante fait valoir qu’une telle expertise aurait permis d’analyser l’évaluation de sa classe de traitement et de comparer les responsabilités qui lui avaient été confiées avec celles incombant à ses collègues masculins au sein du conseil de direction (c. 4.3.1).

Le Tribunal fédéral rappelle que « l’appréciation de l’existence d’une discrimination comprend des questions de fait et de droit : les questions de fait sont par exemple l’existence et l’importance des différences de salaire, la description des activités, etc.; celle de savoir si des différences dans l’activité ou la fonction sont suffisantes pour justifier une différence de salaire relève du droit. Les questions juridiques ne doivent pas être tranchées par un expert, mais par les tribunaux […]. La question de savoir si un système est discriminatoire ne peut donc pas être jugée par des experts en science du travail, dans la mesure où leur appréciation dépend de questions juridiques […]. De même, un expert n’a pas à juger si un système salarial donné est “juste” ou “approprié”, car telle n’est pas la question pertinente […]. Une expertise est donc superflue lorsqu’il ne s’agit que de questions juridiques […]. Si les questions de fait sont suffisamment clarifiées pour permettre une appréciation juridique par les parties et le tribunal, une expertise n’est donc pas nécessaire » (4.2). 
En l’espèce, il semble que la Cour cantonale ait jugé inutile de mettre en œuvre une expertise au vu des documents produits par le Département durant la procédure (4.3.2). Ces pièces révélaient « des différences importantes entre le cahier des charges de la recourante et ceux de ses collègues masculins ». En outre, ces derniers n’avaient pas tous le même cahier des charges ni n’étaient colloqués dans la même classe de traitement. Ainsi, la demande d’expertise pouvait être écartée sans violer le droit d’être entendue de la salariée (4.4).

La recourante allègue plusieurs constatations manifestement inexactes ou incomplètes des faits, notamment concernant le libellé de son poste ou le nombre de personnes placées sous sa responsabilité (c. 5). Sur ce dernier point, le Tribunal fédéral lui donne raison. Toutefois, le nombre exact de personnes subordonnées n’a « aucune incidence sur la décision attaquée dès lors que même en tenant compte des chiffres corrects, force est de constater que la recourante avait moins de personnes sous sa responsabilité que tous ses autres collègues directeurs de service » (c. 5.4). Ce grief est donc écarté.

Le Tribunal fédéral énonce l’interdiction de discriminer directement ou indirectement en raison du sexe notamment sur le plan de la rémunération (art. 3 LEg) (c. 6.1). Il expose l’allègement du fardeau de la preuve prévu à l’art. 6 LEg, sa raison d’être et la notion de vraisemblance (c. 6.2).

Selon le Tribunal, « il convient de distinguer clairement si le juge se détermine sur la vraisemblance alléguée ou déjà sur la preuve principale, à savoir la preuve de l’inexistence d’une discrimination ou la preuve de la justification objective de celle-ci […]. Dans la phase de la vraisemblance, il incombe à la partie requérante de démontrer la vraisemblance d’une discrimination sexuelle. Les thèmes de preuve de la vraisemblance sont le salaire, la discrimination, le lien avec le sexe et - en cas de justification apparente - l’absence d’une telle justification […]. Il ne suffit pas qu’un membre d’un sexe gagne moins (ou soit moins bien loti) qu’un membre de l’autre sexe pour qu’une discrimination soit rendue vraisemblable ; il faut en outre que la situation professionnelle des employés comparés soit globalement identique ou du moins similaire […]. Pour rendre vraisemblable une discrimination sexuelle, il ne suffit pas de citer des professions comparables, mais il faut aussi expliquer pourquoi il s’agit de fonctions comparables […] » (c. 6.3).

Ainsi, une différence de rémunération entre la fonction de la recourante (classe 23) et celle de son collègue (classe 24) ne rend pas encore vraisemblable une discrimination fondée sur le sexe. Pour cela, il faudrait que leurs cahiers des charges et leurs positions soient comparables. Or, les faits constatés par la cour cantonale révèlent d’importantes différences, qui sont de nature à influencer la valeur du travail (c. 7.3.1).

A cela s’ajoute que le poste du collègue avec lequel la recourante se compare avait été colloqué dans une classe 24, supérieure à celle du poste de la recourante, à une époque où il était occupé par une femme. « Dans ces conditions, il est peu vraisemblable que la classification du poste occupé par la recourante ait été guidée, de manière discriminatoire, par des considérations liées au sexe féminin de cette dernière » (c. 7.3.2).

En définitive, « la recourante n’a pas rendu vraisemblable qu’elle subissait une discrimination en raison du sexe. Elle s’est contentée pour l’essentiel de comparer sa situation à celle des directeurs de services de l’OFPC, plus particulièrement à celle du directeur du service des bourses et prêts d’études, sans toutefois établir pourquoi sa situation était comparable à la leur. Elle n’a pas non plus cherché à démontrer, en apportant des indices ou en énumérant des critères non retenus par la juridiction cantonale, que son travail était comparable à ceux de ses collègues directeurs de services. Par conséquent, elle n’a pas satisfait aux exigences de l’art. 6 LEg. Dès lors, en rendant l’arrêt attaqué, la Chambre administrative n’a pas violé cette disposition, ni a fortiori l’art. 3 al. 2 LEg » (c. 7.3.3).

Alors que le Bureau fédéral de l’égalité (BFEG) proposait l’admission partielle du recours de la travailleuse (estimant qu’il y aurait eu lieu d’ordonner une expertise judiciaire), le Tribunal fédéral le rejette entièrement.

Arrêtés à CHF 1000.- (à savoir le montant maximal prévu par l’art. 65 al. 4 LTF pour les affaires relatives à des discriminations à raison du sexe), les frais judiciaires sont mis à charge de la salariée (art. 66 al. 1 LTF) (c. 8).

Résumé par Mme Karine Lempen, Professeure à la Faculté de droit de l’Université de Genève
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