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GE 29.09.2022
congé maternité
licenciement discriminatoire

sujet

Licenciement discriminatoire après un congé de maternité. Allègement du fardeau de la preuve.

LEg

art 3, art 5, art 6, art 9

procédure

05.05.2021 Échec de la tentative de conciliation, autorisation de procéder 29.09.2022 Jugement du Tribunal des prud’hommes (JTPH/302/2022)

résumé

Peu de temps après être rentrée de congé de maternité, une vendeuse est licenciée au motif qu’elle a vendu un nouveau modèle de montre avant son lancement officiel sur le marché. La travailleuse reconnait son erreur mais allègue que son licenciement était en réalité lié à sa maternité, ce qu’elle rend vraisemblable. Le Tribunal des prud’hommes considère que la société employeuse n’a pas prouvé que le licenciement reposait sur des motifs objectifs et la condamne au versement d’une indemnité correspondant à quatre mois de salaire.

en fait

Vendeuse dans un magasin de montres depuis 2016, T. devient enceinte en juin 2019. En novembre 2019, elle est promue « assistante store manager ».

T. se trouve en incapacité de travail pour cause de maladie du 20 janvier 2020 jusqu’au jour où elle accouche de son enfant, le 21 mars 2020. Comme convenu avec sa hiérarchie, T. bénéficie d’un congé de maternité de dix-huit semaines, suivi d’une période de vacances et d’un congé.

Après sept mois d’absence, T. reprend le travail le 27 août 2020.

Dans les jours qui suivent, le 31 août 2020, un courriel adressé à plusieurs magasins de montres en Suisse, dont celui où travaille T., annonce la livraison imminente d’un nouveau modèle connecté et précise qu’il est strictement interdit de le vendre avant son lancement officiel le 7 septembre 2020. Le 4 septembre 2020, T. vend le modèle en question à une cliente, sans réaliser sur le moment que la montre était encore sous embargo.

La vendeuse reconnait son erreur et exprime des regrets quant à son manque de diligence et au manque d’information au sujet de la sortie du nouveau produit.

Lors d’un entretien le 14 septembre 2020, T. est licenciée avec effet au 30 novembre 2020. La vente de la montre constitue le seul motif invoqué. Une lettre de licenciement datée du 4 septembre 2020 lui est remise en mains propres. Elle est immédiatement libérée de son obligation de travailler. Au demeurant, les compétences professionnelles de T. sont louées et le certificat de travail établi quelques jours plus tard en sa faveur aligne les compliments.

Selon un certificat médical du 20 octobre 2020, le médecin traitant de T. constate chez elle un syndrome dépressif nécessitant un traitement antidépresseur.

Le 10 novembre 2020, T. s’oppose à son congé et demande une motivation écrite.

Dans un courrier du 20 novembre 2020, la société employeuse explique que T. a commis une « faute grave » dans le contexte du lancement mondial de la première montre connectée du groupe X. Au regard de l’importance stratégique de ce lancement, des directives très précises avaient été données par la direction puis le personnel d’encadrement concernant la mise sur le marché du produit.

Le 21 décembre 2020, T. invoque la nature discriminatoire de son licenciement, intervenu une semaine après sa reprise du travail, à la suite d’un congé de maternité. Elle conteste avoir reçu avant le 4 septembre 2020 des instructions écrites concernant l’interdiction de vendre la montre. Elle exige de son employeuse le paiement d’une indemnité pour licenciement discriminatoire correspond à six mois de salaire ainsi que le versement d’une indemnité pour tort moral.

Une audience de conciliation a lieu le 5 mai 2021, sans succès.

en droit

En premier lieu, le Tribunal des prud’hommes rappelle l’interdiction de discriminer en raison du sexe ou de la grossesse lors de la résiliation des rapports de travail (art. 3 LEg) et l’allégement du fardeau de la preuve prévu par l’art. 6 LEg (c. 2a).

Conformément à cette disposition, le Tribunal examine, dans un premier temps, si la demanderesse a rendu vraisemblable l’existence d’un licenciement discriminatoire sur la base d’indices objectifs suffisants (c. 2b).

Le Tribunal retient que le courrier de licenciement, bien que remis le 14 septembre 2020, avait été rédigé le 4 septembre 2020, soit neuf jours après la fin de l’absence liée au congé de maternité (prolongé par des vacances et quelques jours de congés). Cette proximité temporelle constitue un premier indice. Un autre indice réside dans le fait que T. avait été la troisième employée âgée entre 28 et 31 ans à avoir été licenciée par la société employeuse après un congé de maternité, sur une période plutôt brève. En outre, un témoignage confirme qu’une des personnes présentes lors du licenciement de T. lui aurait dit qu’elle allait avoir plus de temps pour s’occuper de ses enfants « grâce » au congé. Enfin, la résiliation soudaine, sans avertissement, des rapports de travail avec une employée qui depuis environ quatre ans donnait pleinement satisfaction constitue également un indice permettant d’admettre la vraisemblance de la discrimination (c. 2b).

La travailleuse ayant rendu vraisemblable la discrimination, le Tribunal examine, dans un second temps, si l’entité employeuse a démontré que le licenciement reposait sur des motifs objectifs (c. 2c).

Le motif invoqué à l’appui du licenciement est la vente d’une montre avant son lancement officiel. Ce fait n’est pas contesté. La société employeuse estime que T. a commis une faute « grave ». Le Tribunal considère ce qualificatif « plutôt curieux » dès lors que l’employeuse n’a pas éprouvé le besoin de licencier T. avec effet immédiat. En outre, l’employeuse n’allègue pas l’existence d’un dommage financier ou d’image causé par la vente prématurée de la montre. La société n’a pas réussi à prouver avoir communiqué à T. les directives d’interdiction de vente avant l’incident, ni avoir pris des mesures spécifiques qui auraient permis de l’empêcher. L’employeuse n’a donc pas démontré qu’elle disposait de motifs objectifs pour licencier T. (c. 2c).

L’existence d’un licenciement discriminatoire est admise (c. 2d).

La travailleuse demande une indemnité pour licenciement discriminatoire (art. 5 al. 2 LEg) correspondant au maximum légal de six mois de salaire (art. 5 al. 4 LEg). La procédure à suivre pour faire valoir une telle indemnité ayant été respectée (art. 9 LEg cum art. 336b CO), le Tribunal en fixe le montant au regard de l’ensemble des circonstances du cas concret (c. 3a et 3b).

Le Tribunal prend notamment en considération la faute commise par l’employeuse, qui a mis fin à des rapports de travail avec une « employée modèle et promue » peu de jours après son retour de congé de maternité. Le licenciement a causé chez cette dernière un état de choc et une grande souffrance exprimée lors de son interrogatoire. Plutôt en début de carrière, la travailleuse, âgée de 31 ans, a réussi à retrouver un emploi. Le Tribunal tient également compte des deux enfants en bas-âge à charge de la demanderesse et de la durée moyenne des rapports de travail. En définitive, le Tribunal alloue une indemnité pour licenciement discriminatoire correspondant à quatre mois de salaire (art. 5 al. 2 LEg) (c. 3c).

En revanche, T. est déboutée de sa prétention au versement d’une indemnité pour tort moral (art. 5 al. 5 LEg cum art. 49 CO), l’atteinte psychique liée au licenciement ayant déjà été réparée dans le cadre de l’indemnité pour résiliation discriminatoire (c. 4).

Elle est aussi déboutée de ses conclusions tendant à la rétribution de ses heures supplémentaires, celles-ci ayant été compensées durant la période de libération de l’obligation de travailler (c. 5).

La procédure relevant de la loi sur l’égalité, il n’est pas perçu de frais judiciaires ni alloué de dépens.

Résumé par Mme Karine Lempen, Professeure à la Faculté de droit de l’Université de Genève
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