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GE 17.01.2023
harcèlement sexuel

sujet

Harcèlement sexuel verbal. Échec de la preuve libératoire prévue par l’art. 5 al. 3 LEg. Allocation d’une indemnité à hauteur d’un mois de salaire moyen suisse.

LEg

art 4, art 5

procédure

29.01.2021 Saisie du Groupe de confiance de l’Etat de Genève 06.09.2021 Rapport du Groupe de confiance de l’Etat de Genève 09.11.2021 Décision du Département des finances et des ressources humaines DF (constatant une atteinte à la personnalité) 18.05.2022 Décision du DF (rejetant la demande d’indemnité pour harcèlement et la prise en charge des frais d’avocate) 17.01.2023 Arrêt de la Chambre administrative de la Cour de justice (ATA/29/2023)

résumé

Une employée du Département des finances et des ressources humaines se plaint auprès de sa hiérarchie des propos tenus par un collègue, qui lui aurait notamment dit sur le lieu de travail « à chaque fois que je te vois, j’ai envie de te sauter ». Au terme de l’investigation menée par le Groupe de confiance de l’Etat de Genève, le Département constate que cette phrase, avérée, a porté atteinte à la personnalité de l’employée. Celle-ci estime n’avoir pas assez été protégée par sa hiérarchie. La Cour de justice lui donne raison sur ce point. En effet, à l’époque des faits constitutifs de harcèlement sexuel le département n’avait pas encore mis en place une solide politique de prévention. En outre, la hiérarchie n’avait pas réagi de façon adéquate à la plainte de l’employée. Par conséquent, l’Etat de Genève est condamné à verser à cette dernière une indemnité pour harcèlement sexuel (art. 5 al. 3 LEg) correspondant à un mois du salaire moyen suisse.

en fait

En décembre 2020, une employée du Département des finances et des ressources humaines (DF) se plaint auprès de sa hiérarchie d’actes de harcèlement sexuel émanant d’un collègue. D’entente avec la salariée concernée (T.), il est décidé de mettre en place des mesures de protection immédiates, à savoir la suspension des relations de travail entre cette dernière et le collaborateur mis en cause (C.).

Le 21 janvier 2021, la Conseillère d’Etat en charge du DF demande au Groupe de confiance de l’Etat de Genève (GdC) d’ouvrir une investigation visant à déterminer si C. a porté atteinte à la personnalité de T. Le 1er mars 2021, la travailleuse saisit également le GdC et se constitue partie à la procédure d’investigation.

Après avoir joint les deux demandes, procédé à l’audition des parties et entendu treize témoins, le GdC rend son rapport le 6 septembre 2021. L’instruction a établi que C. « par ses propos vulgaires, peu respectueux et à connotation sexuelle sur le lieu de travail, n’adoptait pas la réserve attendue d’un membre du personnel, a fortiori de la part d’un cadre se devant d’être exemplaire, et avait de la sorte mis mal à l’aise plusieurs membres du personnel ». Quant aux actes qui auraient été commis à l’encontre de T., un seul est considéré établi avec une vraisemblance prépondérante et suffisamment grave pour être qualifié de harcèlement sexuel. Il s’agit de la phrase « à chaque fois que je te vois, j’ai envie de te sauter » adressée par C. à T. en avril 2019 au cours d’une discussion juridique sur le lieu de travail.

Selon le rapport du GdC, T. avait signalé à sa hiérarchie « l’événement d’avril 2019 presque immédiatement après les faits sans qu’il ne soit donné à sa plainte une suite, formelle et adéquate. En effet, le traitement de la situation par la hiérarchie avait consisté en un échange entre le supérieur hiérarchique et [C.] et un bref échange ultérieur entre le supérieur hiérarchique et [T.], le deuxième entretien ayant été centré sur les excuses de [C.]. Aucune autre démarche n’avait été proposée par la hiérarchie. Aucune trace de cet événement n’avait été conservée par la hiérarchie, pas plus qu’il n’avait été un prétexte à un rappel des règles de comportement à adopter au travail, la hiérarchie ayant rapidement considéré l’incident clos pour les deux protagonistes. Ce suivi n’avait de toute évidence pas été à la hauteur, ce qui avait contribué à nourrir le sentiment de [T.] de ne pas avoir été entendue ».

Par décision du 9 novembre 2021, le DF constate que C. a porté atteinte à la personnalité de T. lorsqu’il a prononcé en avril 2019 la phrase susmentionnée.

Le 1er février 2022, la Conseillère d’Etat compétente prononce un avertissement à l’encontre du collaborateur en question au motif de son « comportement inacceptable et en inadéquation avec les valeurs et principes défendus par le Conseil d’Etat en tant qu’employeur ».

Le 4 mars 2022, T. demande à être indemnisée par le DF en raison du manque de diligence de sa hiérarchie, qui n’a pas pris les mesures nécessaires pour la protéger. En outre, elle exige la prise en charge des frais d’honoraires de son avocate, dont le conseil s’est avéré indispensable. Par courrier du 30 mars 2022, puis par décision du 18 mai 2022, la Conseillère d’Etat en charge du DF rejette ces demandes.

La travailleuse recourt contre cette décision et conclut au paiement de CHF 33’530.- au titre d’indemnité pour harcèlement sexuel (art. 5 al. 3 LEg), CHF 6’500.-, correspondant au montant des honoraires de son avocate et CHF 5’000.- en raison du tort moral subi (art. 5 al. 5 LEg).

en droit

« Le litige porte sur la conformité au droit du refus du département d’accorder à la recourante une indemnité fondée sur la LEg et de prendre en charge ses frais et honoraires d’avocat » (c. 6).

La Cour de justice rappelle que la répétition des actes n’est pas une condition constitutive du harcèlement sexuel au sens de l’art. 4 LEg. « Le harcèlement sexuel dans le cadre du travail peut se manifester sous différentes formes allant des transgressions verbales aux agressions sexuelles. Le fait qu’il s’agit d’actes de harcèlement verbal et non physique (avec violence ou menace), est une circonstance objective justifiant de considérer que ces actes n’atteignent pas un niveau de gravité comparable à celui des agressions sexuelles. Les remarques et plaisanteries sexistes peuvent avoir un impact important sur la victime selon leur durée et leur fréquence. Le potentiel de nuisance de ce type de harcèlement est également susceptible d’être accru lorsque plusieurs personnes y prennent part (arrêt du Tribunal fédéral 8C_74/2019 précité consid. 3.3.4) » (c. 6f).

En l’espèce, « il n’est pas contesté que la recourante a subi une atteinte à sa personnalité de la part de [C.] par rapport à la phrase « à chaque fois que je te vois j’ai envie de te sauter » prononcée en avril 2019, laquelle est constitutive de harcèlement sexuel au sens de l’art. 4 LEg » (c. 7).

« En cas de harcèlement sexuel, l’employeur a l’obligation de protéger son personnel contre des actes commis par la hiérarchie, des collègues ou des personnes tierces […]. Son devoir de diligence comporte deux aspects, à savoir prévenir les actes de façon générale et y mettre fin dans les cas concrets » (c. 6f).

Après un exposé détaillé de la portée de cette obligation de diligence à la lumière de la jurisprudence et de la doctrine (c. 6g), la Cour de justice relève que si la recourante reproche à son employeuse d’avoir violé ce devoir, cette dernière allègue au contraire avoir mis en place une solide politique de prévention du harcèlement antérieure à l’événement du mois d’avril 2019 puis avoir réagi à bon escient à la suite de cet épisode (c. 7).

Concernant le volet préventif, la Cour de justice considère que la charte éthique remise à tous les nouveaux membres du personnel de l’administration cantonale « revêt un caractère très théorique et il n’apparaît pas que soit indiquée la procédure à suivre en cas de harcèlement ou de mobbing ». Il ressort d’un entretien effectué neuf mois après l’entrée en fonction de C. « que ce document ne l’a pas empêché de tenir en public des propos inadéquats à l’égard de collaboratrices de son groupe disant, à propos de l’une d’elles « qu’il fallait songer à l’arroser de temps en temps » et surnommant une autre « Coco l’asticot » ; ceci alors qu’il venait d’y être engagé et donc de recevoir ladite charte ». Il est vrai que la charte était complétée par des mémentos décrivant la procédure à suivre en cas de conflits ou d’atteinte à la personnalité. Toutefois, l’autorité intimée ne saurait s’en prévaloir pour montrer avoir pris les mesures propres à prévenir l’événement d’avril 2019, « faute de rappels de l’existence de ces fiches, d’informations concrètes ou d’instructions ». Le courriel de prévention du harcèlement signalant au personnel l’existence de ces fiches et d’autres outils, comme la formation obligatoire en ligne sur ce thème, n’a été envoyé que postérieurement à l’incident du mois d’avril 2019. « L’autorité intimée ne peut donc pas être suivie lorsqu’elle soutient qu’il existait à l’époque des faits constitutifs de harcèlement sexuel une solide politique de prévention » (c. 7).

Pour ce qui est du second volet du devoir de diligence, la Cour de justice – se basant sur les constats figurant dans le rapport susmentionné du GdC – considère que la hiérarchie n’a pas réagi de façon adéquate à l’épisode d’avril 2019. En effet, après un bref échange entre C. et le supérieur hiérarchique, puis entre celui-ci et T., l’incident a rapidement été considéré comme clos. Aucune trace n’en a été conservée et aucune remise à l’ordre n’a été prononcée, alors que le langage inacceptable de C. avait mis mal à l’aise plusieurs membres du personnel, toutes fonctions confondues. Il a fallu attendre l’ouverture d’une procédure d’investigation par le GdC en 2021 pour que les faits soient instruits, que l’atteinte à la personnalité soit reconnue et que la Conseillère d’État en charge du dossier prononce en 2022 un avertissement à l’encontre de C.

Au regard de ces éléments, la Cour de justice retient que le département n’a pas apporté la preuve libératoire prévue à l’art. 5 al. 3 LEg. La recourante est ainsi en droit d’obtenir une indemnité fondée sur cette disposition. Dans la mesure où le GdC a retenu un unique acte de harcèlement sexuel qui, de surcroît, « sans banaliser la phrase en cause », revêt une nature verbale et non physique, la Cour fixe l’indemnité dans la tranche minimale prévue par l’art. 5 al. 4 LEg, à savoir un mois du salaire moyen suisse brut. Selon les dernières statistiques fédérales, ce montant s’élève à CHF 6’665.-, « à l’exclusion de tout autre élément de rémunération et sans la part du treizième salaire ». L’arrêt précise que l’indemnité ne sera pas soumise à la déduction de cotisations sociales (c. 7).

Au demeurant, la Cour de justice juge irrecevables les conclusions de la recourante en indemnisation du tort moral (art. 5 al. 5 LEg et 49 CO), ces prétentions relevant de la compétence du Tribunal civil de première instance (c. 8d-e).

Enfin, « dès lors que la procédure menée par-devant le GdC ne constitue pas une procédure administrative au sens de l’art. 14A RPAC, la recourante ne peut pas prétendre à une prise en charge par l’État de ses honoraires d’avocat quand bien même elle était en droit de se faire assister par un mandataire professionnellement qualifié durant la procédure » (c. 8e).

Au regard du principe de gratuité de la procédure (art. 13 al. 5 LEg), aucun émolument n’est prélevé. Aucune indemnité de procédure n’est allouée (c. 9).
En définitive, l’Etat de Genève est condamné à verser à T. une indemnité pour harcèlement sexuel correspondant à un mois du salaire moyen suisse brut.

Résumé par Mme Karine Lempen, Professeure à la Faculté de droit de l’Université de Genève
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