Harcèlement sexuel sous forme d’environnement de travail hostile.
art 4
08.09.2021 Décision du Département constatant une atteinte à la personnalité 15.03.2022 Arrêt de la Chambre administrative de la Cour de justice (ATA/263/2022)
Une dénonciation anonyme adressée au sommet de la hiérarchie de l’Etat attire l’attention sur les pratiques d’un chef de service qui pourrit le climat de travail, par exemple en imposant à l’ensemble des membres de son équipe des propos extrêmement vulgaires et à connotation sexuelle. Au terme d’une investigation, le Groupe de confiance de l’Etat de Genève conclut notamment à l’existence d’un harcèlement sexuel sous forme d’environnement de travail hostile. Au regard des faits dûment établis par cette structure cantonale indépendante et spécialisée, le Département compétent constate que le chef de service a porté atteinte à la personnalité de l’ensemble de ses subordonné-e-s. Le chef recourt en vain contre cette constatation. La Chambre administrative se rallie entièrement aux conclusions du rapport d’investigation et conclut que le Département n’a pas abusé de son pouvoir d’appréciation.
Collaborateur au Département des infrastructures depuis 2003, T. est promu chef de service en 2017.
Ses pratiques managériales font l’objet d’une dénonciation adressée le 16 décembre 2020 au Conseil d’Etat, au Groupe de confiance de l’Etat de Genève et à trois journaux. La dénonciatrice souhaite garder l’anonymat pour ne pas compromettre sa sécurité au travail. Il est question de harcèlement moral et sexuel.
Le 23 décembre 2020, le conseiller d’Etat en charge du département concerné demande au Groupe de confiance de mener une enquête préliminaire et/ou une investigation. Le Groupe de confiance procède aux auditions dès le mois de février 2021.
Au terme de la procédure d’investigation, en juillet 2021, le rapport du Groupe de confiance conclut que le collaborateur mis en cause a effectivement adopté un mode de management susceptible de porter atteinte à la personnalité des membres de son équipe et leur a en outre imposé un harcèlement sexuel sous forme d’environnement de travail hostile. En effet, plusieurs personnes au sein de l’équipe avaient été directement témoins des propos grossiers, vulgaires, à connotation sexuelle ou sexistes (tels que « on s’est fait enculer », « ils sont là à se branler la nouille toute la journée », « j’ai mis mes couilles sur la table » ainsi que les qualificatifs « connard », « pute » ou « pédé ») employés par le chef de service. Le rapport ne constate en revanche aucun harcèlement psychologique de la part de ce dernier.
Le conseiller d’Etat en charge du Département des infrastructures constate, par décision du 8 septembre 2021, que le chef de service a porté atteinte à la personnalité de l’ensemble de ses subordonné-e-s. En octobre 2021, ce dernier forme recours auprès de la Chambre administrative de la Cour de justice.
La Chambre administrative explique que le litige porte sur la « question de savoir si le recourant a porté atteinte à la personnalité de l’ensemble de son personnel par son mode de management, qualifié d’humiliant, et le climat de travail, jugé hostile et constitutif de harcèlement sexuel. […] La particularité du présent cas réside dans l’absence de partie plaignante, le comportement du recourant ayant été mis en cause par une dénonciation anonyme au sommet de sa hiérarchie, relayée par la presse » (c. 2).
Après avoir rappelé que les art. 28 CC et 328 CO s’appliquent par analogie en droit public, la Chambre administrative relève que cette seconde disposition oblige l’entité employeuse à protéger la personnalité de son personnel, sous peine d’engager sa propre responsabilité (c. 2a-c). L’art. 4 LEg interdit tout comportement importun de caractère sexuel ou tout autre comportement fondé sur l’appartenance sexuelle qui porte à la dignité d’un membre du personnel. « Afin de juger du caractère importun des actes, il faut considérer non seulement le point de vue objectif d’une “personne raisonnable” mais aussi la perception de la victime, eu égard aux circonstances du cas d’espèce […] Vu le rapport de subordination résultant du contrat de travail, on ne saurait inférer un acquiescement (consentement) tacite d’une collaboratrice victime de remarques déplacées à connotation sexuelle (sur son lieu de travail) du seul fait qu’elle n’a exprimé aucune plainte » (c. 2g).
L’arrêt apporte les précisions suivantes : « lors de l’appréciation des preuves, il n’est pas admissible d’écarter d’emblée les témoignages d’autres employés ayant également été victimes de comportements hostiles et qui éprouvent du ressentiment à l’égard de l’auteur de ceux-ci, sous peine de rendre le harcèlement quasiment impossible à démontrer. De même, vu que les témoins directs des actes de harcèlement font souvent défaut, il n’est « nullement insoutenable de tenir compte d’autres indices et notamment des déclarations de personnes auxquelles la victime s’est confiée ». Par ailleurs, le « rapport d’enquête rédigé par une structure indépendante chargée au niveau cantonal de mener des investigations en matière de harcèlement et de conflits, ainsi que les sources sur lesquelles s’appuie ce rapport, sont incontestablement des moyens de preuve pertinents. Ignorer de tels rapports reviendrait à remettre en cause l’utilité même d’un groupe mis en place par le canton » (c. 2i citant le commentaire de l’art. 328 CO).
La Chambre administrative écarte les critiques formulées par le recourant sur la manière dont le Groupe de confiance a mené l’investigation, qu’elle juge conforme au droit genevois sur le personnel ainsi qu’aux règles de procédure administrative (c. 3a).
La Chambre examine ensuite un autre grief avancé par le recourant. Ce dernier invoque notamment « ne jamais avoir eu l’intention de nuire à la personnalité d’aucun membre de son service. S’il admet avoir occasionnellement employé des propos qui ont pu heurter la sensibilité de ses collaborateurs, il affirme ne jamais avoir voulu ni les choquer ni viser leur personne. Il en allait de même quant à son mode de management. Or, l’intention de l’auteur n’est pas déterminante pour établir l’existence d’une atteinte à la personnalité […]. Cette question s’examine à l’aune de critères objectifs et en se plaçant du point de vue de l’observateur “moyen “, voire de la victime. Ainsi, le groupe de confiance peut être suivi lorsque, […], il estime que le fait que le recourant n’ait pas eu pour but d’“empoisonner” les rapports de travail était sans pertinence, au motif que le harcèlement sexuel se caractérisait avant tout par le fait que le comportement inopportun n’était pas souhaité par les employés l’ayant régulièrement subi. L’argument du recourant ne peut donc qu’être écarté » (c. 3b).
« Même à supposer que les attitudes qui lui sont reprochées soient fréquentes dans son environnement professionnel comme il le soutient, elles ne peuvent, conformément à la jurisprudence susmentionnée relative au harcèlement sexuel, ni justifier ni neutraliser une atteinte à la personnalité, les biens de la personnalité étant absolus et opposables à tout le monde. Quant au fait qu’il n’aurait reçu aucune plainte jusqu’au dépôt de la dénonciation anonyme à l’origine du présent litige, le Tribunal fédéral a déjà jugé, […], que l’absence de plainte de la part d’une collaboratrice, victime de remarques déplacées à connotation sexuelle, ne conduit pas à reconnaitre un consentement tacite à l’atteinte illicite à sa personnalité vu le lien de subordination existant entre l’auteur et la victime » (c. 3c).
Dans un contexte professionnel où tout membre du personnel risque de subir les attitudes problématiques du recourant, l’appréciation du Groupe de confiance « revêt une importance particulièrement décisive, vu ses compétences spécifiques et sa mission exercée de manière indépendante et neutre par rapport aux différentes personnes impliquées » (c. 4b).
La Chambre confirme les conclusions du rapport d’investigation relatives à l’existence d’un harcèlement sexuel sous la forme d’un climat de travail hostile ainsi qu’au mode de management humiliant du recourant à l’égard de toute son équipe. En suivant ces conclusions, le Département n’a pas abusé de son pouvoir d’appréciation (c. 4c-d).
Le recours est rejeté.