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GE 04.09.2023
congé maternité
licenciement discriminatoire

sujet

Licenciement au retour d’un congé de maternité. Allègement du fardeau de la preuve. Violation des règles de protection des femmes enceintes. Harcèlement.

LEg

art 3, art 5, art 6

procédure

03.05.2020 Échec de la tentative de conciliation, autorisation de procéder 21.10.2021 Jugement du Tribunal des prud’hommes (JTPH/402/2021) 04.09.2023 Arrêt de la Cour de justice, Chambre des prud’hommes (CAPH/102/2023)

résumé

Une travailleuse est licenciée quelques jours après son retour de son congé de maternité. Le Tribunal des prud’hommes juge que la résiliation reposait sur des motifs économiques, non discriminatoires. En revanche, les conditions de travail durant la grossesse violaient les normes de protection de la maternité. Le Tribunal alloue ainsi une indemnité pour tort moral à la salariée qui, enceinte, avait dû poursuivre son activité debout dans le froid, sans vêtements adaptés ni dispense de porter de lourdes charges, sur fond de propos harcelants.

La Cour de justice reproche à l’autorité précédente de ne pas avoir suivi le système, en deux étapes, prévu l’art. 6 LEg. Le Tribunal aurait d’abord dû se prononcer sur la vraisemblance de la discrimination puis, cas échéant, examiner si la partie employeuse avait apporté la preuve stricte des motifs objectifs justifiant la résiliation. Au terme de ce raisonnement, la Cour de justice parvient à la conclusion que le licenciement était discriminatoire et qu’une indemnité correspondant à quatre mois de salaire est due à ce titre, en sus de celle pour tort moral.

en fait

En 2015, une jeune femme T. est engagée comme « préparatrice de commande » pour une boulangerie. Son poste implique de travailler la nuit, dans une zone réfrigérée où règne une température inférieure à dix degrés.

Au printemps 2018, la travailleuse devient enceinte. Dès la fin du mois de juin, T. se trouve en incapacité de travailler pour cause de maladie. L’accouchement a lieu le 9 janvier 2019.

Le 23 avril 2019, la jeune mère, accompagnée de sa propre mère, se rend à un « entretien de reprise » avec le répondant RH, X.
Le soir du 2 mai 2019, au terme du congé de maternité, T. revient à son poste de préparatrice de commandes.

Le lendemain, le chef de X., Monsieur S., adresse à une collaboratrice un courriel administratif déclarant au sujet de T. : «Cette salariée est revenue de maternité et a repris le travail le 2 mai. Son souhait serait de quitter l’entreprise car le travail de nuit n’est plus possible avec un enfant en bas-âge. 4 ans d’ancienneté donc 2 mois de préavis. J’ai donc validé sa sortie au 31 juillet 2019 […]».

Le 6 mai 2019, une lettre de licenciement est remise à T. dans les locaux de l’entreprise. Le motif de résiliation indiqué est de nature économique (« pertes d’activité récurrentes depuis plusieurs mois »).

La travailleuse s’oppose à son congé puis saisit l’autorité de conciliation en mars 2020. La tentative de conciliation échoue. Devant le Tribunal des prud’hommes, T. conclut notamment au paiement d’une indemnité pour licenciement abusif à hauteur de CHF 22’188.- ainsi que d’une indemnité pour tort moral d’un montant de CHF 10’000.-.

Dans un jugement du 21 octobre 2021, le Tribunal des prud’hommes considère qu’aucun indice suffisant ne lui permet de conclure, sur la base de la vraisemblance, que la travailleuse a été victime d’un congé discriminatoire, même si celui-ci est intervenu quelques jours après la fin de son congé de maternité. Il résulte de l’instruction (notamment des témoignages du répondant RH, X., et de son chef, S.) que le licenciement est intervenu pour des motifs économiques et que le choix de licencier T. (plutôt qu’une autre employée) se justifiait par le souhait exprimé par cette dernière de quitter l’entreprise.

« S’agissant de l’indemnisation du tort moral […], le Tribunal a constaté que l’employeuse n’avait pris aucune mesure pour aménager le travail de son employée en vue de réduire tout risque lié à sa grossesse, relevant notamment que l’employée avait dû poursuivre son activité à quatre mois et demi de grossesse en position debout dans le froid, avec de surcroît des vêtements de travail inadaptés, continuant en outre à porter des lourdes charges, mettant ainsi en péril sa santé et celle de son enfant à naître. Il a également constaté que l’employeuse n’avait pas su protéger son employée en faisant cesser les remarques à son encontre de la part de ses adjoints qui revêtaient un caractère harcelant. Considérant que les mesures de protection des femmes enceintes et le mode de gestion des conflits au sein de la société étaient inexistants, il a estimé que [l’employeuse] avait gravement failli à ses devoirs de protéger la personnalité de son employée, de sorte qu’elle lui avait fait subir, de manière fautive, une atteinte illicite grave à sa personnalité. Compte tenu de la gravité et de l’intensité de l’atteinte subie par la collaboratrice, de ses conséquences, ainsi que du degré de responsabilité de l’employeuse, il se justifiait d’allouer à l’employée une indemnité pour tort moral de CHF 2’500.- » (arrêt de la Cour de justice, let. D.).

Le caractère discriminatoire du licenciement n’ayant pas été admis, la travailleuse porte l’affaire devant la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice.

en droit

Se référant à la jurisprudence fédérale, la Cour de justice rappelle tout d’abord que le « licenciement notifié à une travailleuse parce qu’elle est enceinte, parce qu’elle a émis le souhait de le devenir ou encore parce qu’elle est mère de jeunes enfants constitue une discrimination directe à raison du sexe » au sens de l’art. 3 LEg (c. 3.1.2).

Dans ce cas, l’allègement du fardeau de la preuve prévu à l’art. 6 LEg s’applique. « En particulier, si l’employée parvient à rendre vraisemblable que le motif du congé réside dans sa grossesse ou sa maternité, il incombera à l’employeur de prouver que cet élément n’a pas été un facteur déterminant dans sa décision de mettre un terme au contrat, en d’autres termes, que l’employée aurait été licenciée même si elle n’avait pas été enceinte. Pour ce faire, l’employeur pourra chercher à établir que le licenciement a été donné pour un motif objectif, sans lien avec la grossesse ou la maternité, comme par exemple une réorganisation de l’entreprise ou l’insuffisance des prestations de l’intéressée […] » (c. 3.1.3).

À cet égard, le tribunal « doit distinguer clairement s’il se détermine sur la vraisemblance alléguée ou déjà sur la preuve principale, à savoir la preuve de l’inexistence d’une discrimination ou la preuve de la justification objective de celle-ci […] » (c. 3.1.4).

La travailleuse reproche au tribunal de première instance ne pas avoir procédé en deux temps lors de l’appréciation des preuves, faisant ainsi fi du système instauré par l’art. 6 LEg. La Cour de justice partage l’avis selon lequel le tribunal n’a « pas clairement distingué les deux étapes successives de raisonnement imposées par l’art. 6 LEg, ni expliqué à quel stade du raisonnement se situait sa motivation ». Elle reprend par conséquent ce raisonnement (c. 3.2.2).

« En l’espèce, le congé a été donné à l’appelante quelques jours après son retour de congé maternité. Il est intervenu alors que l’intimée a connu un début de grossesse problématique au sein de l’entreprise et après que des comportements portant atteinte à sa personnalité se sont produits et ont conduit à une indemnisation du tort moral, non contestée. Il s’en est suivi une longue incapacité de travail jusqu’à l’accouchement. Un litige est encore apparu sur la date de fin du congé maternité. Il est également allégué une pression exercée sur l’appelante pour mettre fin aux rapports de travail qui est certes contestée mais est rendue suffisamment vraisemblable par le fait que la question de la compatibilité de l’emploi de l’appelante avec sa maternité est régulièrement revenue dans les relations entre les parties, même s’il est allégué par l’intimée que la fin des rapports de travail était souhaitée par l’appelante » (c. 3.2.3).

L’ensemble de ces éléments permet à la Cour de justice d’admettre la vraisemblance de la discrimination. Il lui faut donc examiner si l’employeuse est parvenue à apporter la preuve stricte d’un motif de congé non discriminatoire, « à savoir que l’employée aurait demandé à être licenciée et/ou que le licenciement reposait sur des motifs économiques » (c. 3.2.3).
La Cour parvient à la conclusion que tel n’est pas le cas. En effet, l’allégation selon laquelle la travailleuse aurait souhaité mettre fin aux rapports de travail se fonde essentiellement sur les témoignages de ses supérieurs hiérarchiques X. et S. Or, ces témoignages sont en partie contradictoires et n’emportent pas la conviction (c. 3.2.4). Quant aux motifs économiques invoqués, s’il est établi que l’employeuse devait réduire ses effectifs à cause de difficultés financières, les licenciements signifiés pour cette raison ne sont intervenus que bien après celui de T. (c. 3.2.5).

Ainsi, l’employeuse ne parvient pas à renverser la présomption de discrimination et doit être condamnée au versement d’une indemnité pour licenciement discriminatoire au sens de art. 336a CO et 5 al. 2 LEg (c. 3.2.6).

S’agissant du montant de l’indemnité, « il sied de prendre en considération l’ancienneté de l’appelante (quatre ans), son jeune âge et sa situation personnelle, à savoir sa maternité récente. La naissance d’un premier enfant est une étape importante, mais également source d’inquiétude, dans la vie de jeunes parents, de sorte qu’un licenciement dans une telle période représente un inconvénient particulièrement éprouvant, tant sur le plan financier qu’organisationnel ainsi que pour entreprendre une recherche d’emploi. Le fait que ce licenciement soit consécutif à des atteintes à la personnalité de l’appelante et du fait qu’elle a fait l’objet d’une indemnisation, non contestée, du tort moral joue un certain rôle dans la fixation de l’indemnité compte tenu de l’imbrication de ces atteintes dans la survenance du congé. [Par ailleurs,] les contacts répétés que l’intimée a imposés à l’appelante durant son congé maternité et les tensions engendrées par les discussions sur une fin à venir de son contrat de travail, de même que l’absence de faute concomitante de l’appelante, conduisent la Cour à retenir que la faute de l’intimée n’est pas négligeable. En faveur de l’intimée, il sera tenu compte des difficultés financières auxquelles elle a été ultérieurement confrontée et des licenciements massifs qu’elle a dû opérer quelques mois après celui de l’appelante » (c. 4.2).

Au regard de ce qui précède, la Cour de justice considère qu’il se justifie d’allouer à la travailleuse une indemnité pour licenciement discriminatoire correspondant à quatre mois de salaire. Afin de la chiffrer, la Cour prend en considération le salaire mensuel, le treizième salaire, le montant moyen des indemnités pour travail de nuit ainsi que le montant mensuel moyen des primes d’objectifs convenues. La rémunération mensuelle totale de la travailleuse s’élève à ainsi à CHF 4’430.–, montant qu’il faut multiplier par quatre (c. 4.2).

L’employeuse est ainsi condamnée à verser à son ancienne employée CHF 17’720.– nets avec intérêts, au titre d’indemnité pour licenciement discriminatoire. À cela s’ajoute l’indemnité de CHF 2’500.– octroyée en première instance pour le tort moral (art. 49 CO) résultant des conditions de travail attentatoires à la personnalité.
Il n’est pas perçu de frais judiciaires ni alloué de dépens dans les litiges relevant de la LEg (c. 5).

Résumé par Mme Karine Lempen, Professeure à la Faculté de droit de l’Université de Genève
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