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FR 28.05.2024
congé maternité
harcèlement sexuel

sujet

Propos sexistes à l’encontre d’une employée allaitante, procédure en cas de harcèlement sexuel pour le personnel de l’Etat, obligation de collaborer avec le Bureau de l’égalité.

LEg

art 4

procédure

26.01.2023 Décision de la Direction de la sécurité, de la justice et du sport 28.05.2024 Arrêt du Tribunal cantonal, 1re Cour administrative (601 2023 23)

résumé

Au terme d’une procédure administrative à l’Etat de Fribourg, un rapport d’enquête constate qu’une employée allaitante a été traitée à plusieurs reprises par son chef de « vache à lait », sans pour autant retenir l’existence d’un harcèlement sexuel. L’enquête a été menée en vertu de l’ordonnance cantonale en matière de harcèlement, qui instaure l’obligation de collaborer systématiquement avec le Bureau de l’égalité. Nonobstant ce devoir de collaboration, la Direction concernée rend une décision reprenant les conclusions du rapport d’enquête sans consulter le Bureau. Saisi d’un recours contre cette décision, le Tribunal cantonal estime que la Direction a violé les prescriptions cantonales l’obligeant à solliciter l’expertise du Bureau de l’égalité. La cause est renvoyée à l’autorité inférieure pour nouvelle décision.

en fait

Inspectrice au sein de la brigade des mineurs (BMI), T. reprend le travail en mars 2022 après son deuxième congé de maternité. Le mois suivant, T. signale aux ressources humaines un désaccord avec son chef au sujet du temps de travail en période d’allaitement. Ce dernier conteste avoir tenu des propos déplacés sur la place des femmes à la police, sur les femmes allaitantes ou sur les taux d’occupation réduits. Une médiation est tentée, sans succès.

En juillet 2022, le commandant de la Police cantonale invite la Direction de la sécurité, de la justice et du sport (DSJS) à ouvrir une enquête administrative relative aux conflits existants entre T. et son supérieur hiérarchique, à ordonner le déplacement provisoire de la collaboratrice durant la procédure et à revoir les lignes directrices sur l’allaitement au travail. La DSJS ordonne ainsi le transfert de T. vers une autre unité jusqu’au terme de l’instruction.

Fin août 2022, la DSJS informe le Bureau cantonal de l’égalité et de la famille (BEF) de son intention d’ouvrir une procédure formelle en application de l’ordonnance cantonale du 14 décembre 2015 relative au harcèlement et aux difficultés relationnelles sur le lieu de travail (OHarc). La Direction demande que les étapes de cette procédure ainsi que les modalités de collaboration entre elle et le BEF soient clarifiées. S’en suit un entretien téléphonique entre la DSJS et la responsable du BEF.

Mi-décembre 2022, l’avocat mandaté pour effectuer l’enquête rend son rapport dans lequel il constate que « des propos discriminatoires sous forme de remarques sexistes concernant une personne allaitante (“vache à lait”) ont été tenus, à deux reprises en tous cas, par l’un ou l’autre des deux cadres [de la brigade des mineurs] (…) ». Le rapport précise que « de tels propos, même formulés sous une forme d’humour de très mauvais genre et en l’absence de la collaboratrice, étaient inadéquats, portaient atteinte à la dignité de la personne qui allaite et n’avaient pas lieu d’être prononcés sur le lieu de travail ; ils étaient ainsi discriminatoires ».

L’avocat attire l’attention de la DSJS sur l’art. 14 al. 1 OHarc prévoyant une « collaboration systématique avec le BEF » et sur la nécessité de lui transmettre une copie du rapport. Le 12 janvier 2023, la DSJS soumet au Bureau uniquement les conclusions du rapport.

Dans sa décision du 26 janvier 2023, la DSJS relève qu’aucune forme de harcèlement n’a été constatée au sein de la brigade des mineurs tout en précisant que des « propos discriminatoires sous forme de remarques sexistes (“vache à lait”, “vache laitière” et “lait en poudre”) » y avaient été tenus à l’encontre d’une collaboratrice allaitante sans qu’il ne soit possible d’en déterminer l’auteur.

Le 31 janvier 2023, le BEF prend acte des conclusions du rapport d’enquête. Il manifeste son étonnement quant au fait de ne pas avoir été invité à collaborer dans le cadre de cette procédure formelle, alors que l’ordonnance susmentionnée impose une telle collaboration. « Regrettant vivement son éviction dans ce dossier », le BEF demande à recevoir le rapport d’enquête dans son intégralité afin qu’il puisse au moins formuler des observations avant qu’une décision ne soit rendue.

Le 27 février 2023, T. recourt au Tribunal cantonal contre la décision rendue par la DSJS le 26 janvier 2023. Elle conclut principalement à son annulation, à ce qu’il soit reconnu qu’elle a été victime de harcèlement sexuel de la part de son chef et à ce que le dossier soit renvoyé à la DSJS pour détermination du choix de la mesure. « Subsidiairement, elle requiert le renvoi de la cause pour instruction complémentaire et nouvelle décision. Pour l’essentiel, elle fait valoir une violation de son droit d’être entendue, relevant notamment que le rapport d’instruction ainsi que le dossier de la cause ne lui ont été transmis que postérieurement au prononcé de la décision attaquée et de façon incomplète. En outre, elle estime que l’avocat externe a refusé à tort d’auditionner certaines personnes et n’a en particulier pas poursuivi son enquête pour savoir à qui attribuer les propos discriminatoires reconnus. Enfin, elle relève que le BEF n’a pas été impliqué dans la procédure, ce qui constitue une violation de la procédure formelle OHarc (…) » (let. D.).

Pour sa part, le supérieur hiérarchique mis en cause, après avoir pris connaissance du rapport d’enquête, a déposé une plainte pénale contre T. pour calomnie, subsidiairement diffamation. Le 24 janvier 2024, le Ministère public a rendu deux ordonnances. Dans « la première, portant notamment sur les propos de “vache laitière” et ceux selon lesquels la recourante “faisait chier avec son allaitement”, le Ministère public, tout en laissant indécis le point de savoir si de tels propos avaient effectivement été tenus par [le supérieur hiérarchique] a conclu que [la travailleuse] avait apporté “la preuve de la bonne foi, voire de la vérité” et a classé la procédure pénale ouverte à son encontre pour ces propos. Dans une seconde ordonnance pénale, le Ministère public a reconnu la recourante coupable de calomnie pour certains autres propos tenus durant la procédure formelle OHarc à l’encontre de [son supérieur hiérarchique], propos qui ne se justifiaient pas pour les besoins de ladite procédure. Le 31 janvier 2024, la recourante a formé opposition contre cette seconde ordonnance pénale. Le supérieur hiérarchique demande que la procédure administrative soit suspendue jusqu’à l’issue de la procédure pénale.

en droit

Le Tribunal cantonal rejette, d’une part, la demande de suspension formulée par le chef de brigade et d’autre part, la requête de mesures d’instruction supplémentaires présentée par T., ces dernières n’apparaissant guère utiles (c. 2).

Concernant la violation du droit d’être entendu alléguée par T., le Tribunal reconnaît que le dossier de la cause, en particulier le rapport d’enquête, aurait dû être transmis à la travailleuse avant que la DSJS ne rende sa décision sur cette base. Toutefois, puisque ces pièces ont été communiquées à T. avant l’échéance du délai de recours, que cette dernière a pu en prendre connaissance puis invoquer ses arguments dans ce cadre, la violation du droit d’être entendu doit être considérée comme réparée. Au demeurant, « la question peut se poser de savoir s’il eut été utile de transmettre la version non-caviardée du rapport d’enquête et des procès-verbaux des auditions des deux personnes ayant requis l’anonymat. Cela étant, il sied de relever que le caviardage ne porte que sur l’identité desdites personnes et que la recourante a pu pleinement prendre connaissance des propos tenus par ces dernières, de sorte que les informations caviardées n’ont nullement empêché la bonne compréhension du contenu des documents. Par conséquent, elle ne peut pas non plus se prévaloir d’une violation de son droit d’être entendue sous cet angle » (c. 3).

Sur le fond, la recourante se prévaut notamment d’une violation de la procédure formelle prévue aux art. 14 et 15 OHarc, principalement faute d’implication du BEF tout au long de ladite procédure (c. 5). Il est admis que le BEF a été mis au courant en août 2022 de l’intention de la DSJS d’ouvrir une telle procédure puis a reçu, en janvier 2023, les conclusions du rapport d’enquête établi par l’avocat externe, à titre purement informatif. Le BEF n’a jamais été invité à se prononcer. Le Tribunal estime qu’en procédant de la sorte la DSJS a « indéniablement violé la procédure formelle prévue à l’art. 14 al. 1 OHarc » (c. 5.3).

Le Tribunal relève tout d’abord « que, conformément à la volonté clairement exprimée du législateur, les autorités d’engagement ont l’obligation de consulter le BEF. La lettre de l’art. 14 al. 1 in fine OHarc, de même que le commentaire OHarc, sont limpides quant à l’existence d’une obligation de collaborer d’une part, et quant aux principes régissant l’étendue de la collaboration attendue d’autre part. Une telle collaboration ne peut ainsi pas être conçue de façon purement consultative, comme semble l’estimer la DSJS. En effet, en tant qu’expert juridique en matière de harcèlement sexuel, le BEF a précisément pour mission de mettre son expertise au profit des organes de l’Etat amenés à traiter des cas portant sur du harcèlement sexuel, et ces derniers ont l’obligation de recourir à ses services. En exigeant une collaboration systématique avec le BEF, le législateur a ainsi sciemment voulu garantir la participation active de cette autorité spécialisée notamment dans les procédures de harcèlement sexuel ». La question de savoir s’il se justifie de qualifier les faits constatés comme tel « est précisément l’apanage du BEF » (c. 5.3.1).

Par conséquent, le recours de la travailleuse est admis.

Le Tribunal annule le passage de la décision de la DSJS retenant « qu’aucune forme de harcèlement ni de difficultés relationnelles n’ont été constatées au sein de la BMI, ni aucun harcèlement (sexuel) de la part [du chef de la brigade] à l’encontre de [T.] mais que des propos discriminatoires sous forme de remarques sexistes ont été tenus sans qu’il soit possible d’en déterminer l’auteur ». La cause est renvoyée à l’autorité intimée pour qu’elle l’instruise à nouveau en consultant le BEF, « tout en veillant à respecter le droit d’être entendu de la recourante » (c. 6).

Dès lors que le litige portait sur la question de savoir s’il y avait ou non eu harcèlement sexuel et qu’il ne présente aucune valeur litigieuse, le principe de la gratuité de la procédure s’applique (c. 7.1).

L’Etat de Fribourg doit à la travailleuse un montant de CHF 6’462.- à titre d’indemnité de partie, en raison des frais d’avocat encourus pour la procédure devant le Tribunal cantonal (c. 7.3).

Résumé par Mme Karine Lempen, Professeure à la Faculté de droit de l’Université de Genève
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